Article paru dans le numéro 71

Les métiers de la coutellerie


PROFESSION : EMOULEUR


L’imagerie populaire a mis en avant des activités emblématiques de la coutellerie traditionnelle : le forgeron, l’émouleur, le trempeur …. Mais que sont ces métiers devenus ? Quelle est, de nos jours, la réalité de ces professions ?

 

D’une juxtaposition d’activités artisanales à une intégration industrielle.

La coutellerie thiernoise des siècles passés avait poussé jusqu’à l’extrême la division de la fabrication d’un couteau en un grand nombre de sous-tâches effectuées par des intervenants différents. Ces « rangs » pouvaient atteindre le nombre de 40 ou 50, selon la complexité de la fabrication. Ce qui est plus remarquable, encore, c’est que ces opérations fragmentées se déroulaient dans des lieux différents, parfois assez éloignés l’un de l’autre. Certaines pièces du couteau effectuaient ainsi, au sein du bassin coutelier, un parcours de « tourisme artisanal » avant de revenir chez le « coutelier » qui commercialisait le produit fini sous sa marque. Tous les cas de figure existaient bien entendu, du coutelier faisant appel à la sous-traitance pour la totalité des opérations de fabrication, à l’entreprise réalisant en interne un grand nombre de ces mêmes étapes.

Des émouleurs, allongés sur la planche, au-dessus de la meule en rotation. (Thiers, début du 20ème siècle)

L’évolution générale liée à l’industrialisation, au 19ème siècle, a favorisé la création d’entreprises de coutellerie de plus grande taille qui ont intégré au sein d’une même unité de production l’ensemble des rangs de fabrication. A côté de ces entreprises « intégratives », de nombreuses très petites entreprises ont continué d’exister en faisant appel à la sous-traitance spécialisée.

L’émouleur est un de ces sous-traitants encore indispensable, de nos jours, à la fabrication d’un couteau par un artisan coutelier.

 

Pour rencontrer un de ces émouleurs, rendons nous à Forest, commune de Palladuc, un charmant village de la montagne thiernoise, situé dans le bassin coutelier et proche des donneurs d’ordre.

 

C’est là que se trouvent les Etablissements Gonin Henri, entreprise familiale où exercent Ludovic et Stéphane. Henri Gonin, nouveau retraité, n’est jamais bien loin cependant, et ses conseils avisés assurent une transmission générationnelle de savoir-faire et de compétences. Il a lui aussi bénéficié de cette transmission familiale puisque son père était lui-même émouleur, sur les bords de la Durolle, à ses débuts, et sa maman polisseuse, travaillant aux côtés de son mari selon une situation très répandue chez les émouleurs du siècle passé. L’entreprise compte six personnes. Elle est abritée dans des locaux spacieux et clairs de 500 m², dans un cadre bucolique, bien loin de l’image sombre, poussiéreuse et humide du « rouet » d’antan.

 

Machine à émoudre sur meule verticale.


Quand l’émouleur couché se lève.

L’émouture[i] est en fait une opération de meulage[ii] destinée à donner le tranchant à la lame brute de forge ou de découpage.[iii]

Les lames passent d’ailleurs 2 fois sous la meule de l’émouleur. Un premier meulage destiné à donner à la lame sa forme de biseau est effectué avant insculpation de la marque et avant la trempe. Les lames reviennent ensuite chez l’émouleur, après ces 2 opérations, pour une mise au tranchant et un polissage.[iv]

Machine à émoudre horizontale. Les lames à émoudre avancent automatiquement sous la meule grâce au plateau  rotatif sur lequel elles sont déposées par l’opérateur.

Si une des conquêtes essentielles de l’humanité fut le passage à la bipédie, il semblerait que pour l’émouleur, il en ait été de même. L’image traditionnelle de l’émouleur est celle de l’ouvrier allongé[v] sur une planche au-dessus de la meule en grès et pesant du poids du haut du corps sur le « bâton » dans lequel est logée la lame à meuler. La meule tournait alors dans un plan vertical. Cette position de travail fut celle des émouleurs thiernois depuis le début de la coutellerie dans cette région jusqu’au milieu du 20ème siècle. L’apparition des machines à émoudre avec des meules tournant dans un plan vertical ou horizontal et une présentation automatique des pièces à émoudre devant la meule par un chariot translateur à glissières ou un « carrousel » rotatif fait perdre tout intérêt à la position couchée de l’émouleur. Ce dont il ne se plaint pas car, contrairement aux apparences, la position couchée ne présentait pas que des avantages, sur le plan sanitaire en particulier. Certes, en se mécanisant, le métier a perdu de son prestige. La maîtrise du geste ne fait plus la qualité de l’émouture, ce sont désormais les qualités de technicien[vi] qui font la différence, mais le résultat est aussi plus régulier et la production infiniment plus importante[vii].

 

Un machinisme raisonné.

Les premières machines à émoudre ont fait une timide apparition avant la guerre de 1914-1918, et ont sérieusement concurrencé l’émouture à la main après la 1ère guerre mondiale. Combinée à l’électrification des campagnes qui permettait de s’éloigner de la force motrice de l’eau, cette mécanisation a conduit au déclin rapide de la profession d’émouleur. Une autre évolution a également hâté le déclin de la profession, il s’agit du crantage des lames de couteaux de table de qualité courante. Ces couteaux apparus dès les années 1950 sont fabriqués dans des aciers plats de faible épaisseur et le tranchant leur est donné par des petits crans, comme sur une scie. Dès lors, plus besoin d’émouleurs pour donner le biseau et le tranchant, une machine à cranter suffit. La profession qui comptait près de 800[viii] membres en 1900 va voir ses effectifs passer autour des 300 à la veille de la seconde guerre mondiale. Seules les grandes pièces de coutellerie professionnelle continueront à être « émoutes » à la main. Et Henri Gonin se souvient de la disparition, au début des années quatre-vingts, de l’organisme professionnel représentant les émouleurs.

Les Etablissements Gonin sont dotés de machines à émoudre dont la fabrication a été réalisée par des entreprises de mécanique du bassin thiernois. Henri Gonin a lui-même une formation de mécanicien-outilleur qui lui a permis de réaliser des adaptations de machines et les outillages[ix] nécessaires au fonctionnement des machines. L’expérience acquise par l’entreprise permet d’apporter des améliorations aux machines existantes. Une de celles-ci est en train d’être reconditionnée dans l’atelier de mécanique annexé à l’usine.

Machine à émoudre en cours de modification dans l’atelier de mécanique annexé à l’atelier d’émouture. Sous le carter relevé, on voit une des flasques (le cylindre noir) sur lesquelles s’insèrent les meules.

La mécanisation pourrait être poussée encore plus loin en adoptant des automates d’alimentation ou des machines à commande numérique. Ce n’est pas le choix qui a été fait, en particulier parce que l’entreprise réalise souvent des petites séries qui ne tireraient pas avantage de tels dispositifs sur le plan de la rapidité d’exécution liée au réglage des machines et donc sur le coût.

 

Une production diversifiée et de grandes capacités d’adaptation.

Le bassin coutelier thiernois produit tout ce qui coupe et tranche, et pas seulement des couteaux de poche ou de table. Une partie importante de la production est représentée par les lames courbes ou droites qui équipent les robots ménagers des plus grandes marques diffusées en Europe. Cette activité de meulage de lames d’équipements électroménagers représente, à elle seule, 30% de l’activité de l’entreprise. La coutellerie traditionnelle constitue les 70% restants, à raison des 2/3 pour la coutellerie de table et 1/3 pour les couteaux de poche (essentiellement  « le Thiers® » et le laguiole).

Mais l’entreprise est aussi capable de répondre à des commandes de petites séries[x] pour des produits de faible diffusion : poignards, sommeliers …

 

Une différenciation par la qualité.

Traditionnellement, le « rouet » d ‘émouleurs comportait à l’étage des postes de polissage occupés, la plupart du temps, par les épouses des émouleurs.

Le meulage de la lame laisse des traces qu’il est nécessaire d’atténuer par un polissage à l’aide de roues abrasives plus fines que les meules. L’entreprise a conservé une tradition, gage de qualité : celle du polissage à l’aide de roues à lamelles de cuir de buffle. Ces lamelles de cuir sont clouées verticalement, une à une sur la tranche d’un disque de bois. Ces polissoires sont ensuite enduites de poudre d’émeri fixée sur les lamelles de cuir avec de la colle de poisson. Le polissage, en travers, des lames sortant de l’émouture va donner une finition parfaite. Ce travail de confection des polissoires en cuir est confié au grand-père Yves, lui-même polisseur à la retraite qui, dans son petit village voisin de Solières, consacre quelques journées d’hiver, à cette fastidieuse mais ô combien précieuse tâche de préparation.

 

Quand l’émouleur est dans le pétrin.

L’émouleur des siècles précédents travaillait sur de grandes meules en grès pesant plusieurs centaines de kilos. Certaines provenaient de la région de Langeac, en Haute-Loire. Cet élément essentiel était l’objet de toutes les attentions de la part de l’émouleur. Il fallait la retailler, tous les jours, à l’aide d’un marteau tranchant et d’un « rifloir » pour lui redonner du mordant et une parfaite sphéricité. On évitait un « balourd[xi] » préjudiciable à un bon travail et possible générateur d’accident.

Henri Gonin au polissage. Les deux polissoires en cuir tournent en sens opposé. Le polisseur rapproche ou éloigne les polissoires l’une de l’autre à l’aide de pédales de commande.

Plus rien de tout cela, désormais, mais, dans une partie de l’atelier, des objets anachroniques en un tel lieu : un pétrin de pâtissier, des moules, des cuves. C’est la « cuisine » de Stéphane. Il ne prépare pas des pâtisseries pour la famille. Non ! Il fabrique les meules qui sont utilisées sur les machines de l’entreprise. En incorporant des grains de corindon (abrasif sous forme d’oxyde d’aluminium) dans de la magnésie (d’où le pétrin) et en présence d’un acide, on obtient une pâte qui sera moulée en forme de gros cylindre creux. Et contrairement à la meule en grès de l’émouleur du passé, on ne travaille pas sur la large bande périphérique mais sur le côté de la meule, celle-ci pouvant tourner à l’horizontale ou à la verticale, selon les machines. La meule s’use donc désormais en épaisseur et non plus en diamètre. D’un diamètre de 45 cm et d’une épaisseur d’environ 12 cm, elle a une forme de cylindre creux et ne pèse plus qu’une vingtaine de kilos. Un autre énorme avantage par rapport à la meule en grès est qu’elle peut être usée quasiment complètement[xii]. En fin d’utilisation, elle ne mesure plus que 2 cm d’épaisseur mais il n’est pas nécessaire de faire varier sa vitesse de rotation pour obtenir le même pouvoir d’abrasion contrairement à la meule en grès dont la vitesse périphérique est fonction du diamètre.

Fabrication des meules : le pétrin de boulanger et les moules à partir desquels sont fabriquées les meules en magnésie. Deux meules prêtes à être montées sur les machines à émoudre.

 

Les risques du métier.

L’émouleur couché sur sa planche redoutait l’éclatement de la meule qui tournait au-dessous de lui. Bien qu’elle ne tournât pas très vite, son diamètre important conférait à la meule une grande vitesse périphérique. Une fissure de la meule due à un choc ou à un manque d’homogénéité du grès provoquait son éclatement. De gros blocs se détachant de la meule pouvaient blesser gravement ou même tuer l’émouleur. Celui-ci « sonnait » régulièrement sa meule au marteau, le son rendu par une meule fêlée étant différent de celui produit par une meule saine.

Bien que plus homogènes, les meules synthétiques peuvent éclater. Mais elles sont désormais cerclées par un feuillard métallique ce qui évite la dispersion des éventuels éclats et les capots de protection dont elles sont entourées protègent l’émouleur.

 

Le stock de polissoires neuves. Elles seront enduites de poudre d’émeri et de pâte abrasive pour être utilisées.


Une activité à mi-chemin entre tradition et modernisme

Les entreprises consacrant l’essentiel de leur activité à l’émouture en sous-traitance pour des couteliers sont devenues peu nombreuses. On peut en recenser 4 sur le bassin coutelier thiernois. Cette activité est de plus en plus souvent intégrée dans la chaîne de production des entreprises. La mécanisation et la robotisation suppléent la main de l’émouleur.

Ces entreprises spécialisées dans l’émouture sont malgré tout indispensables au maintien d’une production artisanale de qualité. Sans elles, plus de petites entreprises de coutellerie, plus de production artisanale diversifiée, plus de petites séries et de productions locales de couteaux néo-régionaux.

 

Planche extraite de « L’art du coutelier en ouvrages communs », Fougeroux de Bondaroy, 1772


Quel avenir pour la profession d’émouleur ?

Comme toutes les professions, celle d’émouleur a dû s’adapter aux évolutions récentes. La concurrence est devenue plus sévère, la sous-traitance est tributaire des donneurs d’ordre qui vont parfois chercher leurs produits finis dans des pays à faible coût de production, dans lesquels les questions sociales ou écologiques n’ont pas le même impact. En matière de traitement des déchets « ultimes » par exemple, l’entreprise traite les eaux de refroidissement nécessaires aux opérations de meulage. Ces eaux, additionnées de chaux pour protéger les lames rectifiées, sont également chargées des grains d’usure des meules et des limailles arrachées aux pièces brutes. Après décantation, ces boues sont prises en charge par une entreprise spécialisée. Cette « meulée » ou « molade » en patois thiernois, s’entassait autrefois au fond de la fosse creusée sous la meule et était évacuée lorsque le tas était devenu trop important. Ces grains de meule, agglomérés par la rouille de la limaille d’acier, donnaient une sorte de ciment qui trouvait différents usages (rebouchage des trous des chemins … jusqu’à de prétendus onguents destinés à panser les plaies – résultats non garantis).

Le sort de l’émouleur est donc logiquement lié au maintien sur place d’activités de fabrication. La multiplication des couteaux néo-régionaux, les fabrications en petites séries, le développement de nouveaux modèles de couteaux tels « le Thiers® » dont la charte de fabrication comporte une obligation de territorialité, la réflexion sur les Indications Géographiques, constituent autant de raisons d’espérer. Pour autant, la baisse des volumes de fabrication locale constitue une menace pour toutes les activités de sous-traitance. Le haut de gamme vers lequel se dirigent nombre de fabricants leur permet certes de générer des chiffres d’affaire et des bénéfices stables tout en vendant moins de pièces, a contrario, les activités de main d’œuvre sous-traitantes, dont la santé économique est liée à la quantité de pièces traitées, pâtissent de la baisse des quantités fabriquées.



[i] Terme spécifiquement thiernois qu’on ne trouve dans aucun dictionnaire mais qu’on peut traduire par « meulage ».

[ii] L’entreprise s’intitule exactement « entreprise de rectification par meulage ».

[iii] Le premier passage est appelé « débourrage » en terme de métier.

[iv] Lorsque la lame est marquée au laser ou par un procédé électrochimique et non par matriçage en creux, la lame ne passe qu’une fois chez l’émouleur, d’où un gain de prix de revient mais on obtient par contre un marquage beaucoup moins résistant.

[v] En Allemagne, l’ouvrier appuyait sur la lame à meuler avec le genou protégé par une armature en bois.

[vi] Ludovic a suivi une formation de technicien supérieur en  «productique mécanique».

[vii] Jusqu’à 5000 pièces/jour.

[viii] Marc Prival, in « Le syndicalisme à Thiers », ouvrage collectif, Ville de Thiers, Conseil Général du Puy-de-Dôme.

[ix] L’outillage désigne tous les éléments de la machine adaptés aux différentes séries de pièces à émoudre : cales d’inclinaison, pinces pour tenir les lames brutes …

[x] L’entreprise répond à des commandes qui peuvent aller de moins de 500 pièces jusqu’à plus de 10 000.

[xi] Terme de mécanique caractérisant une masse non régulièrement répartie et générant des efforts destructeurs sur l’axe de rotation et la meule elle-même.

[xii] Les meules en magnésie sont changées environ tous les 2 jours. Cela dépend bien entendu du rythme de travail et de la dureté du métal à meuler.