Article paru dans le numéro 56 |
Première
classe et classe économique. Il
en
faut pour toutes les bourses ! Avoir
le
même objet qu’un grand de ce monde a
toujours flatté l’ego du propriétaire. Même
quand celui-ci sait pertinemment qu’il n’a en sa
possession
qu’une pâle copie
de l’objet de luxe convoité, il a
l’impression, par
cet artifice, de partager
un peu la même existence que ceux dont il envie le sort. Si
en
plus il arrive à
tromper et éblouir son égal, c’est une
belle
satisfaction personnelle. Seule
l’apparence compte et l’estime de soi
s’en trouve
renforcée. Les fabricants et
vendeurs de couteaux
n’ont pas
laissé passer l’aubaine commerciale exploitant ce
petit
penchant bien humain et
bien pardonnable.
Par
ailleurs,
l’élévation constante du niveau de
vie et le passage progressif d’une France rurale à
une
France urbaine et
industrielle ont modifié considérablement les
habitudes
de consommation. Il a
fallu proposer des produits susceptibles de couvrir les besoins
d’acheteurs
dont les moyens n’étaient pas toujours
à la hauteur
de leurs envies légitimes
de consommation. La coutellerie est ainsi devenue une
activité
de masse
produisant annuellement des millions de pièces[1],
destinées tant au marché intérieur
qu’à l’exportation. La
nécessaire adaptation
au marché amena la
fabrication de
produits
dont la qualité et le prix de revient étaient
revus
à la baisse. Parallèlement,
une production de qualité était
conservée pour une
clientèle plus aisée. Les
différents rapports de jury des expositions universelles du
19ème
siècle constituent un reflet assez fidèle de
l’état de la production des
différents centres couteliers de cette époque.
Dans le
rapport[2]
de l’exposition universelle de Londres (1862) on peut lire
concernant
Thiers : « Thiers
ne fait pas
d’articles fins. On y fabrique principalement des couteaux
fermants, des
ciseaux … le tout dans le genre demi-fin, ordinaire et
commun… Les mérites
spéciaux que le jury a constatés dans les
produits de
Thiers, sont ceux d’une
bonne fabrication courante avec des prix de vente plus bas que partout
ailleurs
en France ». Pour le bassin nogentais, le jugement du jury est le suivant : « Le département de la Haute-Marne produit tous les genres d’articles de la coutellerie fine, demi-fine et ordinaire. Ses ciseaux riches et ses couteaux de poche et de fantaisie sont les plus beaux que l’on fasse dans tout l’univers. »
On
va ainsi
voir apparaître des couteaux du même
type, voire de forme parfaitement identique mais de qualité,
et
de prix, sans
comparaison possible. Ces fabrications vont satisfaire un large
éventail
d’acheteurs, conquérir de nouveaux
marchés et
notamment permettre l’exportation
vers l’empire colonial en voie de constitution, processus
largement entamé dès
le 17ème
siècle avec les couteaux de traite de
Sheffield, de
Saint-Etienne, de Thiers ou d’ailleurs. A
partir de la
fin du 19ème
siècle, les
couteaux de belle qualité et présentant une bonne
image
auprès des acheteurs
vont ainsi faire l’objet de déclinaisons nettement
moins
coûteuses. De la
version luxe à la version économique Comment
réduire
les coûts ? Les
recettes
sont connues et n’ont guère varié
dans le temps. Les processus de fabrication appliqués dans la coutellerie thiernoise avaient permis des gains de productivité importants. Ce vocabulaire n’avait pas cours à l’époque mais les couteliers thiernois avaient mis en œuvre une parcellisation du travail qui n’existait pratiquement pas dans les autres bassins couteliers. Bien avant le taylorisme triomphant[3] du début du 20ème siècle, l’éclatement du processus de fabrication en micro tâches avait permis un abaissement des coûts de production et une conquête de marchés de plus en plus larges. Si on y ajoute le fait que ces activités coutelières dispersées étaient, pour certaines, exercées par des ouvriers à domicile peu regardants sur leurs horaires de travail, ni sur ceux des membres de leur famille, enfants y compris, que par ailleurs l’activité coutelière ne constituait souvent qu’un complément à d’autres activités, de type agro-pastorales, on aura l’explication structurelle d’une production à faible coût … mais aussi de qualité moyenne, voire médiocre. La pratique du « treizain » (13 à la douzaine) était, il faut l’admettre, assez justifiée dans ces conditions, et d’ailleurs, non discutée.
On
peut tenter
une comparaison du prix d’un
couteau à la fin du 19ème
siècle et de
nos jours. L’exercice est
difficile et sujet à caution car les contextes
économiques et sociaux ont
beaucoup changé. En
1891 un
couteau rond à mitre fer et manche
corne est vendu environ 6,50 F. Le
salaire
d’un ouvrier est d’environ 3 à 4 F par
jour. Il faut donc plus d’une journée de salaire
pour
acheter un couteau de
qualité moyenne. En
1940, un
« grand suisse », couteau
navette multi-lames est vendu 31 F. Le salaire journalier
d’un
manœuvre est
d’environ 50 F. En
2009, un
« Pradel » de bonne facture,
fabriqué en France, coûte autour de 35 euros alors
que le
salaire journalier
médian se situe à
environ 84
euros. Toutes ces données ne tiennent bien entendu pas compte du raccourcissement de la durée du travail quotidien et ne constituent pas une surprise, le niveau de vie et la productivité ayant beaucoup augmenté.
Le choix des métaux employés permet également de réaliser des économies substantielles. Sur un même type couteau, on peut trouver des mitres en laiton ou des mitres en fer, voire la présence des deux sur un même couteau.
Sur les « Issoires » anciens, le poinçon est cylindrique et se termine en pointe pyramidale. Sur les modèles plus économiques fabriqués par la suite, le poinçon présente deux faces plates qui lui permettent de se loger plus facilement dans le manche et de faciliter le passage de la lame pliée. Les opérations d’estampage du poinçon, de montage et d’ajustage sont ainsi simplifiées et raccourcies.
Aux
couteaux
haut de gamme l’ivoire et le cerf,
aux plus communs, l’os ou la corne. Avec la encore des
nuances
selon les
époques ou les facilités
d’approvisionnement. Il y
a autant de différence de
qualité (et de prix) entre la corne de buffle, la corne de
Madagascar et la
corne peinte en rose qu’entre
l’ébène, le
bois de rose et le bois de hêtre
teinté en noir[6]. L’absence
ou la présence d’éléments
décoratifs
peuvent aussi marquer la différence entre le haut de gamme
et le
commun :
guillochage du ressort, pointillage de laiton sur le manche,
médaillon d’argent
ou maillechort incrusté dans la matière du manche
…
Encore n’a-t-il été question jusque là que de matériaux naturels. L’apparition des matériaux artificiels, dès la fin du 19ème siècle, va encore accélérer la diversification des gammes de couteaux.
Premiers
représentants de la chimie des
plastiques, ils ont pour nom celluloïd, galalithe
(à partir
de la caséine du
lait), Bakélite, Rhodoïd, et présentent,
pour
certains, l’inconvénient de
fondre très facilement et de se salir rapidement. Un coup de
« frotte » un peu trop
appuyé et la
chaleur de la friction sur le
coton creuse une dépression sur le manche. Apparus dès la fin du 19ème siècle, ils ont cependant permis de satisfaire une demande croissante de couteaux à faible prix de revient et de belle apparence.
Le
bois de
cerf, entre autres, donnera lieu à de
très nombreuses tentatives d’imitation
à partir de
matières plastiques,
tentatives très diversement réussies, mais pour
certaines
tout à fait
trompeuses. Une autre technique largement utilisée est de passer du massif à la coquille[7] estampée. Cette solution est mise en œuvre pour les mitres sur les versions économiques de certains couteaux. La coquille n’est cependant pas toujours signe de bas de gamme. Les mitres en métal précieux des couteaux du 18ème siècle sont toujours de minces feuilles matricées collées à l’étain sur les platines ou recouvrant le manche du couteau.
Mais
là
où la méthode atteint son apogée,
c’est
dans la fabrication de manches creux en tôle
estampée.
Cette méthode va
permettre de créer des côtes creuses se parant de
la
texture de matériaux
naturels (boursouflures des bois de cerf), reproduisant les effets
d’une
finition à la lime (stries, quadrillage, filets
décoratifs), ou simulant la présence
d’éléments décoratifs
(rosettes
ouvragées, médaillon dans la côte) Gros
inconvénient de la coquille, celle de
l’œuf
comme celle du manche : sa fragilité. Que de
côtes
« cacoles »
déformées, enfoncées,
écrasées par
le rivetage trop vigoureux des clous de
montage ou une utilisation un peu brutale du couteau. Cette
fragilité dépend
bien entendu de l’épaisseur de la coquille. Pour
certaines, on n’a pas lésiné
sur l’épaisseur du métal
employé, ce qui
confère d’une part une bonne
résistance mais aussi un poids qui équilibre le
couteau
et donne une meilleure
sensation lorsque le couteau est tenu en main, car celui-ci ne doit pas
être
trop lourd, certes, mais pas trop léger, pour ne pas
être
traité de
« camelote ».
L’utilisation de matériaux moins onéreux, la simplification des processus de fabrication, entraînent-elles une baisse de qualité générale du couteau ? L’efficacité d’un couteau se juge essentiellement à sa qualité de coupe. Force est de constater que certaines fabrications apparemment plus économiques présentent des caractéristiques fonctionnelles et de coupe de très bonne qualité. Sans compter les procédés industriels innovants qui vont faciliter la fabrication tout en conservant, voire même améliorant, la qualité fonctionnelle du couteau. Le « Douk-Douk » est incontestablement un exemple de cette simplification technique mise au service de la qualité fonctionnelle. Son manche en tôle pliée, associé à une lame à la coupe irréprochable lui assurent une résistance à toute épreuve et une qualité reconnue par des générations d’utilisateurs.
Au
milieu du 20ème
siècle ont ainsi été
fabriqués d’énormes
quantités de couteaux
bon marché, en particulier avec des
manches « coquilles » en
tôle
matricée, très robustes et présentant
une excellente qualité de coupe. Les entreprises
Bechon-Gorce,
Cognet, France-Exportation,
entre autres, ont été de
gros
producteurs de ce type de couteaux, mais la plupart des couteliers du
milieu du
20ème
siècle ont mis en œuvre ces
techniques de fabrication pour
diversifier leur offre commerciale et proposer des produits
à
faible prix de
revient.
Mais
que
l’on voyage en première classe ou en
classe économique, l’essentiel est
d’arriver
à destination et pour le
collectionneur seules comptent la quête et la trouvaille,
version
luxe et
version économique réunies, constituant, pourquoi
pas, un
thème de collection. Michel Fervel [1]
Une étude effectuée sur le
bassin coutelier thiernois en 1861 relève 13 500 ouvriers
travaillant pour 700
fabriques et produisant annuellement 32 000 000 de
pièces de toute
nature [2]
Camille Pagé, la
coutellerie des origines à nos jours, tome II, page 271 et
281 [3]
(et abrutissant – Charlie
Chaplin – « Les temps
modernes » - 1936 ) [4]
Thiers une exception
industrielle, Inventaire général des monuments et
des
richesses artistiques de
la France, Anne Henry, 2004 [5]
Polissage donnant au métal
un aspect satiné [6]
« L’ébène
d’Arconsat » selon
une
expression
malicieuse des couteliers thiernois – ( Arconsat est un
village
coutelier de la
Montagne Thiernoise.) |