Article paru dans le numéro 57 |
Marques
insolites et farfelues
(ou choix mûrement
réfléchis ?) La
marque est un des éléments
d’identification sur lequel l’acheteur fonde son
choix entre plusieurs produits de la même
catégorie. Elle doit donc être
particulièrement facile à identifier et
discriminante par rapport à celle des
concurrents, en un mot, elle doit être
« parlante ». Il est
souhaitable, de plus, qu’elle véhicule une image
positive et attractive. A la
consultation des dépôts de marques, on peut
s’interroger sur les raisons qui
ont fait choisir certains des emblèmes ou locutions retenus
par des couteliers
comme marques de fabrique. Les
couteliers du XVIème et XVIIème siècle
ont largement puisé dans le registre des
objets usuels profanes ou religieux. Ceux du XIXème
et XXème
siècle ont dû faire preuve de plus
d’imagination et de singularité, ne
serait-ce qu’à cause du grand nombre de marques
déposées (environ 8000 marques
déposées à Thiers entre 1809 et 1980). La
découverte de
nouvelles marques de coutellerie plonge parfois le
« découvreur »
dans un océan de perplexité. Que peut bien
représenter cette marque ? Et
quand par bonheur la réponse est trouvée, les
raisons qui ont poussé le
coutelier à choisir cette représentation
figurative et à la déposer restent
tout aussi mystérieuses et problématiques. En
feuilletant les répertoires des dépôts
de marques du XIX ème
siècle,
le lecteur tombe parfois en arrêt devant des dessins pour le
moins
énigmatiques. Il
en va ainsi de ce petit signe cabalistique (Cf.
Photo 1) à
l’origine et
à la signification opaques, dans un premier temps au moins.
Cette trace laissée
par un improbable porte-plume divaguant sur la page blanche
n’évoque rien de
précis. On pourrait même avancer qu’il
ne représente rien. Erreur ! Le déposant apporte heureusement les éléments descriptifs qui vont éclairer le lecteur et relancer ses investigations. Il s’agit d’une patte, mais pas de n’importe quel animal ! Un insecte. Mais pas une patte de mouche, de guêpe ou d’un quelconque lépidoptère. Non, une patte de « thrips-physapus » ! Après plusieurs lectures de l’acte de dépôt (29 juillet 1879) rédigé par le greffier du Tribunal de Commerce, il n’y a plus de doute, il est bien question du « thrips-physapus ». Mais qui est donc ce « thrips » si fameux qu’il justifie d’être choisi comme emblème ? Ce minuscule (2mm) parasite, ennemi juré du jardinier, est un insecte ptérygote néo métabole de l’ordre des thysanoptères (Si, si, je vous jure !)
Vous
en conviendrez, rien de vraiment excitant, ni porteur d’une
image positive et
ce d’autant plus que l’immense majorité,
pour ne pas dire la totalité des
acheteurs potentiels de couteaux, ignore l’existence de ce
minuscule animal.
Mais pas notre coutelier ! Quant à la
probabilité que quelqu’un reconnaisse
sa patte sur une lame de couteau, elle est à peu
près aussi grande que la
probabilité que deux individus présentent le
même ADN ! Et malgré tout, le
déposant de la marque l’a bel et bien choisie
comme emblème. Entomologiste à
ses heures ? Jardinier savant ? Ou farfelu désireux
de travailler à
l’édification des
générations futures ! On se perd en
conjectures sur les
motivations du coutelier. A
moins … A moins qu’il n’y ait dans ce
choix rien de bizarre ou d’insolite mais
au contraire un choix délibéré et
longuement réfléchi. L’examen des dépôts de l’année 1878 nous permet un rapprochement troublant avec une marque déposée le 31 janvier 1878 et dont le vide sémiotique du graphisme est tout aussi intersidéral que celui du graphisme de « la patte du thrips-physapus ». Sans le recours aux déclarations du déposant, il serait impossible de donner un nom à ce graffiti énigmatique (voir ci-dessous). Il s’agirait en fait de « la vessie de poisson[1] avec un point ».
Et
reconnaissons que rien ne ressemble plus à une vessie de
poisson avec un point
… qu’une patte de thrips-physapus. Toutes deux
sont aussi peu
« parlantes » que la carpe,
qu’on dit muette et dont la vessie
natatoire a inspiré notre coutelier pour une raison qui nous
échappe et ne
laisse pas de nous étonner. Quant
à la patte du thrips-physapus, je
vous
laisse juge ! Farfelue ou rusée, à vous
de choisir. « La
patte du thrips-physapus » et
« la vessie de poisson avec un
point » ne sont bien entendu pas les seuls exemples
de marques dont le
graphisme n’est pas très explicite. La marque du « bateau passant », par exemple, est de celle-ci (Cf. ci-dessous).
Déposée isolément le 11 décembre 1888 par Bizet-Dessaigne, son dépôt est renouvelé le 4 mai 1903 par Chotton-Rossignol avec d’autres marques : « la lame de faux », « la lame de canif noire », « le coup d’ongle », toutes d’un graphisme très approchant (Cf. ci-dessous). Mais la marque du « bateau passant » est tellement ambiguë et si peu « parlante » qu’elle trompe le greffier du tribunal de commerce lui-même qui l’imprime à l’envers, sans doute par mimétisme avec la « lame de faux » et la « lame de canif noire », voisines.
La
liste serait longue des marques à la signification
énigmatique ou insolite et
pour laquelle le farfelu le dispute à
l’excentrique. Ainsi lorsque le 16 juin
1896, L. Bougnoux dépose la marque « AU
CAPITAINE CHICARDOT », à qui
faisait-il référence ? La
célébrité supposée du
personnage à son époque
n’a pas résisté à
l’usure du temps. Même les moteurs de recherche de
l’Internet, pourtant au courant de beaucoup de choses, ne le
connaissent pas.
Si un de nos lecteurs pouvait redonner consistance à ce
« Capitaine
Chicardot », il ferait œuvre utile pour la
petite histoire des marques de
coutellerie thiernoises. C’est
ainsi ! Les marques sont parfois à
l’image de leur propriétaire :
farfelues et désarmantes, mais aussi le résultat
d’une longue histoire,
personnelle, familiale ou commerciale. Et nous connaissons peu les unes
et les
autres, d’où notre incompréhension
présente. Mais c’est ce qui procure de
l’intérêt
aux découvertes du collectionneur, lequel est parfois
obligé de se transformer
en détective.
Michel Fervel Qui
suis-je ?
Réponses : A : le
clou enlevé B :
les 2 bancs C : la
trinacria (3 jambes ployées –
Symbole de l’île de Man et de la Sicile) D : le
montoir de ressort de fusil [1]
La vessie natatoire du
poisson, petit sac rempli de gaz qui lui permet de se maintenir
paresseusement
entre deux eaux sans le moindre effort. |