Article paru dans le numéro 69 |
L’effet
boomerang. « Depuis
quelques temps, ça va mal ! C’est la
faute à la
mondialisation ! »
Cette
ouverture
des marchés à une concurrence
féroce, dont il ne s’agit pas, ici, de nier la
réalité, est-elle si nouvelle
que cela ? Essayons d’y voir un peu plus clair
à
travers l’histoire de la
coutellerie thiernoise. La
concurrence en question. Au
16ème
siècle, les corporations
étaient régies par des règles strictes
qui
prenaient en compte la notion de
concurrence et l’encadraient de manière
précise. Les
assemblées de Maîtres-Jurés, les
Jurandes,
s’étaient dotées de textes
règlementaires précis et d’organismes
de
contrôle chargés de la bonne
application de ces règles. Ainsi, pour la coutellerie
thiernoise, les
maîtres-visiteurs, désignés par leurs
pairs,
avaient la lourde tâche de
contrôler la qualité des matériaux
utilisés
et exerçaient également la police
des marques de fabrique, lesquelles permettaient d’assurer
une
« traçabilité »
parfaite des
couteaux mis sur le marché. La
concurrence,
loyale ou déloyale, s’exerçait
à
partir des territoires qui entouraient la ville de Thiers, territoires
sur
lesquels ne s’appliquaient pas les règlements de
la
Jurande des couteliers
thiernois. Les seigneurs locaux soutenaient cette concurrence car elle
favorisait leur emprise économique et leur tutelle, sur les
territoires qui
dépendaient de leurs juridictions. Des
mesures
« protectionnistes »
étaient
déjà à l’œuvre,
cependant, et les
importations de produits couteliers étrangers
(entendez par là, réalisés en dehors
de la ville
de Thiers), finis ou
semi-finis, étaient formellement interdites et
sanctionnées. Les couteliers
thiernois n’auront de cesse d’étendre
l’application de leurs règlements
successifs à un espace de plus en plus large autour de la
ville,
contraints de
le faire, il est vrai, par de nombreuses utilisations frauduleuses de
marques
thiernoises renommées. Par des actions qu’on
qualifierait
aujourd’hui, de
« lobbying », auprès
du pouvoir royal,
leur règlement s’appliquera
jusqu’aux portes de Clermont-Ferrand, à 10 lieues
(40 km
environ)
de là, au
début du
18ème
siècle.
L’ouverture
libérale. Pendant
le
règne de Louis XV, sous l’influence des
« Physiocrates », un courant de
pensée
économique né en France, sont
jetées les bases d’une théorie
économique
qu’on pourrait qualifier de libérale.
On retiendra une formule employée à
l’époque, et qui trouve une résonance
très
actuelle : « Laissez faire les hommes,
laissez passer
les
marchandises ». La « libre
circulation des biens
et des
personnes » de l’espace Schengen, mis en
place par
l’Union Européenne en
1997, ne
dit pas autre chose.
Une
Indication Géographique avant la lettre. En
1732, les
couteliers thiernois, excédés par les
nombreuses contrefaçons dont sont l’objet leurs
fabrications de la part de
couteliers indélicats situés aux limites
géographiques de leur Jurande,
demandent que soient prises des mesures de protection. Le pouvoir royal
leur
propose alors d’ajouter le mot
« Thiers »
sur leurs ouvrages pour
identifier clairement leur provenance. On retrouve là,
à
300 ans de distance,
l’idée même d’Indication
Géographique
Protégée qui est mise en œuvre, de nos
jours, sous des formes diverses, sur des produits alimentaires
élaborés en
Europe et dont de nombreux couteliers souhaitent l’extension
aux
produits
manufacturés[i]. Protectionnisme
ou libéralisme, difficile de
choisir … Cette
mesure de
protection de l’origine des
produits pouvait paraître une bonne chose, mais à
y
regarder de plus près, elle
ne présentait pas que des avantages. Certains
s’émurent du fait que, leurs
produits, trop clairement identifiés comme thiernois,
allaient
leur faire
perdre des marchés conquis de haute lutte à
l’étranger où leur anonymat pouvait
les faire passer, jusque là, pour des fabrications locales.
Et
la mesure fut
abandonnée. Tout
cela
prouve, néanmoins, que, dès le début
du
18ème
siècle, le commerce de coutellerie
s’était très largement
ouvert sur l’étranger. Les
débuts d’une certaine mondialisation. Les
signes
perceptibles de cette ouverture au
marché mondial sont nombreux. Des succursales
de
vente de coutellerie thiernoise sont ouvertes à travers le
monde :
Espagne, Amérique du Sud, Antilles … Elles sont
parfois
tenues par des membres
de la famille qui s’expatrient pour veiller sur les affaires
familiales. Les
archives
des grandes maisons de vente
comportent de nombreux échanges de courrier en langue
étrangère. Une
statistique
économique sur la ville de Thiers
publiée en 1828 fait état de 20% du chiffre
d’affaires réalisé à
l’étranger.
L’auteur note à ce propos que le commerce
extérieur
a été encore plus
florissant dans le passé. (Italie, Espagne, colonies
Espagnoles,
Moyen-Orient,
côtes de l’Afrique, Antilles …). Une
autre
statistique publiée sous Napoléon Ier
montre qu’à la veille de la révolution
de 1789,
les exportations
représentaient 56% de la
production de Thiers. Mais
l’ouverture des marchés et les traités
de libre
échange de 1861 avec
l’Angleterre, la Prusse, la Belgique, sont ressentis par les
couteliers
français comme une menace et l’annonce
d’une
catastrophe économique à
venir : « Les traités avec
l’Angleterre, la Prusse et la Belgique porteront
assurément à notre industrie
un coup mortel, n’auraient-ils que peu
d’années de
durée. Déjà les
prodromes du malaise se manifestent en fabrique. … Il
est vrai que
les
caisses des douanes percevront 20 francs pour chaque somme de 100 F de
coutellerie introduite ; mais notre industrie est
ruinée.
Les propriétés
perdront de leur valeur et bien d’autres commerces en
ressentiront le contre
coup».
L’adaptation au commerce international.
Conquérir de nouveaux marchés nécessite de s’adapter aux habitudes des consommateurs locaux. Cela s’est traduit, pour les fabricants thiernois, par la création de modèles de couteaux répondant aux souhaits et aux habitudes culturelles de leurs clients étrangers. Le grand nombre de couteaux ressemblant plus ou moins à des navajas et produits à Thiers pour le marché espagnol en est un des exemples les plus connus. Les marques Beauvoir, Riberon, Batisse, Besset 31, Tarry-Lévigne, sont les plus représentées dans cette gamme de produits.
Pour séduire les clients potentiels, on traduit d’anciennes marques dans la langue du pays auquel on destine les couteaux. Ainsi « LA COUPE DU RASOIR » de Barge-Tarry va devenir « CORTE DE AFEITAR », « LE DÉ » de Bourgade devient « THE DICE ». L’orbe crucifère (une sphère surmontée d’une croix), utilisé comme symbole du pouvoir royal a été déposé en 1858 sous la dénomination de « monde chrétien », puis en 1909 par Vincent fils & Cie en version espagnole : « EL MUNDO ».
On va même créer des marques déposées en France, mais utilisant la langue des pays d’exportation : « LA LECHUZA » (la chouette), « GUANACO » (un lama), « BUENOS AYRES ».
Le coutelier Soanen et ses successeurs Cognet ont également beaucoup pratiqué l’adaptation de leurs marques à l’exportation : « DOROBANTUL ROMANIEI » pour les pays de l’est, « LE BLEDARD », « LE BOUSSADIA » pour l’Afrique du Nord … Dans cette région qui, à une certaine époque, constituait un débouché important pour l’entreprise Cognet avec le « DOUK-DOUK », une mesure d’interdiction de vente fut prise par les autorités qui voyaient dans ce couteau, une arme utilisable par la rébellion algérienne. Devant cet effondrement total du marché qui contraignait l’entreprise à une baisse d’activité, le « DOUK-DOUK » fut remplacé par un couteau beaucoup moins solide, supposé être moins dangereux et commercialisé sous le nom de « ED DIB ».
Bourgade,
quant
à lui, pousse le mimétisme
jusqu’à
utiliser des idéogrammes chinois comme marque de fabrique
des
produits
qu’il destine
à la
Chine. Il en gardera
d’ailleurs le surnom de « le
chinois » et
l’usine de ses successeurs
à la Monnerie-le-Montel porte encore sur sa
façade le
profil gauche d’un
chinois à longue natte qui lui a également servi
de
marque.
L’effet
boomerang. On
peut le
constater, dès le 18ème
siècle, le commerce de coutellerie était
largement
international et mondialisé. L’organisation
de la coutellerie thiernoise en
« rangs » très
spécialisés,
le fait d’employer une main d’œuvre peu
qualifiée qui ne tirait de son activité
coutelière
qu’une ressource
complémentaire, avaient permis d’abaisser les
coûts
de fabrication et d’avoir
des volumes de production considérables[ii]
au milieu du 19ème
siècle. Et, comme le précisaient les jurys des diverses expositions nationales ou internationales, à côté d’une production de qualité moyenne, les marchés extérieurs avaient été abondamment fournis en produits quelquefois de piètre qualité, mais bon marché. Une preuve, certes assez anecdotique mais plutôt amusante, nous est apportée par le rédacteur de l’étude économique publiée en 1828. Il cite l’exemple de religieuses de couvents portugais qui utilisaient des branches de ciseaux en fer, achetées en grandes quantités et incluses dans le ciment du haut des murailles de leur couvent pour en interdire l’accès, comme on le fait parfois avec des tessons de bouteille. Preuve, s’il en était besoin, que les ciseaux ne devaient pas coûter bien cher.
Dans le même ordre d’idée, le chanoine Audigier, dans son projet d’histoire d’Auvergne, au début du 18ème siècle, écrit, en parlant des couteliers thiernois : « Il n’y a pas de peuple plus laborieux. On ne comprend point comment ils peuvent gagner leur vie donnant à si bon marché ce qui sort de leurs mains ». Cette formule est utilisée mot pour mot, de nos jours, à propos d’autres « peuples laborieux ». On
reconnaît là des situations, actuelles,
d’échanges
commerciaux très
déséquilibrés, voire
à sens unique. Alors,
qu’est-ce qui a changé ? Beaucoup de
choses, mais, en
particulier, le sens
des flux commerciaux. Bourgade
ne
vend plus de couteaux en Chine et le
boomerang n’ayant pas atteint son but nous revient en pleine
figure … et ça
fait mal ! Michel
FERVEL [i]
La
création d’une IG
« Laguiole »
fait actuellement l’objet d’une âpre
bataille
menée, conjointement, par
le bassin
coutelier thiernois et celui de
Laguiole (Cf. Excalibur n° 67) [ii] 48 millions de pièces de coutellerie par an, selon un rapport à la chambre de commerce de mars 1859 (Saint-Joanny, la coutellerie thiernoise de 1500 à 1800, page 133)
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