Article paru dans le numéro 77 |
Le
couteau, c’est géant ! Etes-vous
plutôt « small
is
beautiful »[1]
ou « the bigger, the better »?
Chez les
couteliers, il y a les deux.
Pourquoi
de grands couteaux ? Les raisons sont nombreuses. Il existe de très grands couteaux professionnels destinés aux professions de bouche, essentiellement bouchers et poissonniers. Ils permettent de travailler de grosses pièces de viande ou de poisson. Découper des darnes de thon rouge nécessite une lame qui dépasse les 50 cm. Mis à part ceux-ci, les autres ne sont pas réellement utilisables, bien que fonctionnels, en particulier s’agissant des couteaux pliants (dont on n’ose plus dire qu’il s’agit de couteaux de poche, compte tenu de leur taille). Mettons
de
côté, également, les monstres
inutiles, par exemple le couteau suisse Wenger et ses quatre-vingt sept
lames
pour un poids de 1,345 kg. Sa seule existence a pour but de permettre
de
revendiquer le titre de « plus grand couteau du
monde » ce qui est
tout à fait usurpé compte tenu de la taille,
somme toute
modeste, du couteau.
L’exploit consiste essentiellement à assembler la
quarantaine de platines et de
lames qui constituent, à la fin, un couteau qui ne tient, ni
dans la main, ni
dans la poche.
S’ils
ne sont pas utilisables, les couteaux
géants remplissent, malgré tout, une fonction de
présentation, de décoration et
se rapprochent du chef-d’œuvre des compagnons,
destiné à attirer à son auteur la
reconnaissance de ses pairs. On trouve dans cette catégorie tous les couteaux dits d’étalage ou de vitrine.
Les
couteaux d’étalage ont une fonction
promotionnelle et sont là pour attirer
le
chaland. Ils
doivent également faire la preuve de la maestria de leur
fabricant, lequel est
cependant rarement le propriétaire du magasin dont ils
ornent la
vitrine.
Annet Thérias[2], qui a collaboré à la fabrication de la paire offerte à Albert Lebrun, présentait, dans la vitrine du bureau où il recevait ses clients, de grands couteaux à manche d’ivoire. L’article nécrologique paru dans le journal « La Montagne » au lendemain de son décès le présente à son établi, avec un de ces grands couteaux dans les mains.
Franck Pitelet, coutelier thiernois bien connu des collectionneurs, possède quant à lui, une paire de très grands couteaux à cran d’arrêt à anneau, d’inspiration espagnole. Cette belle paire fut fabriquée par son arrière-grand-père, Rémy Pitelet, coutelier de son état au faubourg de la Vidalie, il y a plus de cent ans. Les manches sont composés de matières nobles : corne jaspée, cerf, nacre, os décoré de dessins à l’encre, les mitres sont en laiton massif travaillé à la lime.
Dans la même veine, on ne saurait passer sous silence les couteaux dénommés « solognots » ou « couteaux catalans », selon les sources. Réalisés dans le goût des couteaux de chasse à cran d’arrêt de Châtellerault, ils ont l’allure générale de couteaux espagnols, la mitre de cul en forme de « queue de crotale », les côtes du manche sont en os teinté à l’encre, les dessins apparaissant en négatif par un procédé de réserve vernie. La lame provenait du recyclage d’une baïonnette du célèbre fusil « Chassepot », baïonnette ainsi rendue à la vie civile et qui donnait à ces couteaux une taille imposante. Au début du 19ème siècle la manufacture d’armes de Klingenthal (Alsace), fut repliée sur Châtellerault (Vienne) car jugée trop proche de la frontière et trop exposée aux attaques ennemies. La coutellerie châtelleraudaise récupéra quelques vestiges de la production militaire pour en faire des lames de couteaux démesurés.
Plus près de nous, Robert Beillonnet, a lui aussi donné dans le gros. Il a fabriqué un grand Thiers® qui orne aujourd’hui les murs de la coutellerie Chambriard, à Thiers.
A
la
Maison des Couteliers annexée au musée
de Thiers, Robert a côtoyé un autre grand nom de
la
coutellerie : Angel
Navarro. Celui-ci avait fabriqué de grandes navajas, au
style
reconnaissable
entre mille. Ces grands
couteaux sont toujours visibles au Musée de la Coutellerie
de
Thiers. Grands,
mais pas seulement. Avec les couteaux décrits précédemment, on restait encore, malgré tout, dans le grand couteau. Le géant, c’est pour maintenant. Et pour commencer, rendons-nous dans une salle d’exposition du Musée de la Coutellerie, à Thiers. Protégés par des tubes en plexiglas, nous découvrons deux couteaux fixes en tous points remarquables. Le premier est un couteau d’étalage destiné à attirer le regard des passants dans la vitrine parisienne des établissements Sabatier. Fabriqué en 1850, il mesure 120 cm. C’est l’agrandissement d’un couteau professionnel qui était une des spécialités des établissements Sabatier. La lame, en acier, est gravée de scènes agrestes (végétaux, dont palmiers, oiseaux …). La virole en maillechort est, elle aussi, gravée. Le manche en ébène, à facettes, se termine par une tête d’africain, très habilement sculptée.
Le second est un couteau de table réalisé pour l’Exposition des Produits de l’Industrie de 1844. Celle-ci eut lieu dans le Palais provisoire de l’Industrie qui s’élevait au milieu du carré Marigny, à Paris. Le couteau mesure 1,95 mètre. Le manche est en ivoire. Imaginez la taille de la défense ! Il présente un culot décoratif en laiton. La virole en laiton repoussé est ornée de feuillages et de perles et porte des armoiries. La lame en acier est de type Renaissance, à biseau effilé et à grande mitre. Ces deux couteaux sont d’une facture remarquable, compte tenu de leur taille. Ils ont pour fonction d’attirer le regard et de faire la preuve d’un savoir-faire de haut niveau. On peut dire qu’ils y parviennent parfaitement.
Mais
à Thiers, on ne fabrique pas que des
couteaux. L’entreprise Thiers-Issard se consacre encore, en
partie, à la
fabrication des rasoirs à main de type coupe-chou. Pour
signaler
son activité
dans les salons et expositions, elle a réalisé un
rasoir
géant qui lui sert
d’enseigne publicitaire.
Long de plus de 2 mètres, il ne passe pas
inaperçu chaque
fois qu’il est
présenté sur le stand de l’entreprise.
Des
bêtes à concours. Concours
de beauté, entre les humains, les
animaux, concours du plus gros mangeur de tripes, de la plus grande
tarte aux
pommes, de la plus grosse citrouille …
J’en passe, et
des meilleurs !
Ils sont innombrables les concours du plus grand, du plus beau, du plus
fort.
Le couteau n’y
échappe
pas. Avec
le secret espoir de figurer un jour dans le livre Guinness des records
ou, plus
modestement, au palmarès d’une manifestation
locale. Mais
il s’agit aussi et avant
tout d’une confrontation avec soi-même,
d’un
défi à relever ; pour épater
les autres et s’épater soi-même. Et dans
certains
cas, de démontrer les
capacités techniques d’une entreprise. Ainsi fut organisé en 1987, à Thiers, le 1er défi Saint-Eloi[3] qui devait désigner le plus grand couteau. Plusieurs entreprises ou particuliers relevèrent le défi. Il reste encore quelques témoins de cette compétition homérique. Par exemple, l’usine des établissements Thiers-Issard est signalée par un immense couteau professionnel à plate semelle au manche en bois rivé sur la plate semelle, dans la plus pure tradition des couteaux professionnels destinés aux métiers de bouche.
La coutellerie « Au Nain Couteliers» de Saint-Rémy-sur-Durolle, aux destinées de laquelle préside Jean-Paul Duroux, participa également à l’épreuve avec un couteau professionnel, filet de sole. Ce magnifique couteau professionnel est encore visible devant l’usine. Il a été maintenu en parfait état et malgré ses vingt-sept ans, on le dirait comme neuf. Long de 6,45 m pour un poids de 279 kg, sa lame est composée d’acier Z40C13 ; 36 kg de cuivre ont été nécessaires pour confectionner les mitres.
Quant aux rivets de montage, ils mesurent 10 cm de diamètre et on a employé 8 kg de cuivre pour les fabriquer. Ce montage classique à soie est représentatif de la qualité de fabrication des couteaux professionnels produits par l’entreprise « Au Nain » depuis 1885. Et avouez que pour un couteau de 6,45 m, porter la marque « Au Nain », ce n’est pas banal ! Ce couteau a été inscrit au livre Guinness des records comme étant le plus long couteau du monde. (Photo N° 12)
Mais le gagnant du défi Saint-Eloi ne fut ni l’un ni l’autre. La palme revint à monsieur Robert Cognet de Paslières (63) avec un laguiole trois pièces tire-bouchon, parfaitement fonctionnel. Long de 2,54 mètres ou de 3,36 mètres avec le poinçon ouvert, il ne pesait pas moins de 68 kg. Rien ne lui manquait, pas même le pointillage décoratif en forme de croix, ni les clous de montage à molleton[4]. Il fut inscrit au livre Guinness des records comme le plus grand couteau fermant du monde – Genre laguiole.
Toujours
plus. Un record est fait pour être battu. Et le laguiole géant de Robert Cognet n’échappe pas à la règle. L’entreprise « Au sabot » de la Monnerie-le-Montel s’est récemment confrontée au défi de fabriquer un couteau géant. Elle a choisi de réaliser un Thiers® que l’entreprise fabrique également en taille plus normale. Ce Thiers® géant mesure 3,60 mètres une fois ouvert. Les mitres sont en laiton massif, les côtes du manche, bicolores, utilisent le bubinga[5] et le hêtre. Tout ceci explique qu’il atteigne le poids respectable de 200 kilogrammes. Sa fabrication a demandé quatre cents heures de travail, mais le résultat est à la hauteur des efforts fournis.
Et cependant, dans cette course au gigantisme il vient d’être battu, par un autre Thiers®, sorti, celui-ci, des ateliers de la coutellerie Dall'Anese et de l’entreprise de maintenance industrielle Auvermaint, toutes deux situées dans le bassin coutelier thiernois. Ce couteau est l’agrandissement dans un rapport de 1 à 35 d’un Thiers® commercialisé sous la marque Jean Philip. Réalisé tout en acier comme le modèle d’origine, il mesure 7,75 mètres et pèse 240 kilogrammes. Sa fabrication fait appel aux compétences des deux entreprises créatrices, chacune dans sa spécialité, en matière de découpe laser et de soudure (plus de cent mètres). Présenté lors du dernier salon « Au fil des lames et métiers de la Durolle » qui s’est tenu à la Monnerie-le-Montel en septembre 2014, il devrait bientôt rejoindre le terre-plein central d’un rond-point routier à l’entrée du bassin thiernois, sur la commune de la Monnerie, signalant aux automobilistes de passage qu’ils entrent en terre coutelière. Si vous passez par là, vous ne pourrez pas le rater, compte tenu de sa taille.
Et
maintenant ? Qui dit mieux ? Il
y a encore beaucoup de ronds-points dans la région
thiernoise
qui ne demandent
qu’à accueillir, eux aussi, un couteau
géant,
symbole de l’activité du bassin
industriel. Michel
FERVEL
[1]
Ce qui est petit est beau – Plus c’est grand, mieux
c’est ! [2]
1883-1965. Marques : 73, 73 Thérias, un crocus
stylisé (Cf.
www.marques-de-thiers.fr) [3]
Saint patron de la Confrérie des couteliers [4]
Le clou de montage n’est pas arasé. Il est
formé
comme une tête de rivet rond.
Plus esthétique, mais plus long à
réaliser. |