Article paru dans le numéro 52

Les marques en questions.


« Couteau ancien du célèbre coutelier Gimel, à la marque du violon».

Cette annonce de vente sur un célèbre site internet de vente aux enchères est alléchante et, semble-t-il, précise. Cependant, les choses ne sont pas aussi claires qu’il y paraît.

 

La marque du violon a été déposée pour être empreinte sur la seconde table d'argent des couteliers thiernois le 11 décembre 1809 par Michel Chezal et cette marque figurait déjà sur la précédente table d'argent (carreau 75, ligne 2).

La marque du violon est acquise des héritiers de Michel Chezal le 18 janvier 1858 par Pierre Sauvagnat et Gilbert Gimel. C'est la première rencontre entre le violon et le patronyme « Gimel ».

En 1877, le violon passe entre les mains de Gimel-David. (Selon l'habitude thiernoise, les couteliers  se distinguent de leurs nombreux homonymes en associant à leur nom celui de leur épouse).

Le 7 octobre 1891, Pissice qui a épousé la fille de Gimel-David, dépose la marque « le violon suivi du nom GIMEL ». On a, à partir de cette date, la marque telle qu'elle est connue par les collectionneurs, mais elle ne permet en aucun cas une « attribution » du couteau à un quelconque coutelier. Ce d'autant plus que la marque sera ensuite détenue, à partir de 1904, par les couteliers Rousselon (rue de Lyon à Thiers). Ce sont eux qui vont populariser la marque et lui donner l'audience qu'elle connaît.

Et les tribulations de la marque vont continuer jusqu'à nos jours. Le « violon GIMEL » authentifie aujourd'hui les couteaux d'une entreprise ...pakistanaise qui commercialise, tout à fait légalement, des couteaux du « célèbre coutelier thiernois Gimel ».

 

 
Des 3 couteaux présentés, aucun n'est une contrefaçon, mais aucun n'a été fabriqué par un coutelier s’appelant Gimel.


Cette histoire longue et compliquée porte en elle la plupart des questions qui peuvent se poser à propos des marques de coutellerie.

 

Alors, qu’est-ce qu’un marque de coutellerie et à quoi sert-elle ?

La marque comme instrument de contrôle de la profession : c’est à l’origine un outil d’identification qui permet les opérations de contrôle conduites au sein des corporations par les maîtres-visiteurs chargés de faire appliquer les règlements internes à la profession coutelière. Elle est rendue obligatoire par ces mêmes règlements. Ainsi, dans les règles et statuts établis en exécution des  lettres patentes  accordées par le roi Henri III aux couteliers thiernois,  est-il rappelé avec force qu’aucune lame ne peut être mise en circulation si elle ne porte la marque du coutelier. Et les peines sont lourdes pour les contrevenants : confiscation et destruction des lames,  amende.

Afin d’éviter toute contestation sur l’origine des marques, chaque coutelier doit déposer sa marque auprès des Jurés qui sont chargés de faire respecter les règlements de la profession.

Pour que le dépôt des marques soit incontestable, elles sont empreintes sur des feuilles de métal (de plomb, d’étain, d’argent selon les époques). Ces « tables de marques », placées sous le contrôle des Maîtres-Jurés sont les tables de la loi auxquelles on se référera en cas de problèmes et de conflits. L’utilisation de la marque est très réglementée et contrôlée car elle permet aux maîtres-visiteurs, essentiellement, de suivre le produit, de contrôler le respect des règlements à toutes les étapes et en particulier de pouvoir attribuer les produits de mauvaise qualité à leurs auteurs. On dirait aujourd’hui que la marque constitue un indice de traçabilité.

 

Tous les bassins couteliers français vont adopter des règles et des modes de contrôle interne assez semblables : règlements, Jurande (corporation), Maîtres-Jurés et tables de marques.

La période révolutionnaire va sonner le glas des corporations. Pour autant le dépôt des marques et leur empreinte sur  des tables métalliques vont être conservés. Mais cette tâche de contrôle va désormais être dévolue à des organismes indépendants de la profession et plus proches du pouvoir judiciaire. Tour à tour, le conseil de prud’hommes et le tribunal de commerce seront chargés de cette fonction d’enregistrement des dépôts de marques.

A partir de 1858, cependant, les tables métalliques recueillant les empreintes des marques déposées seront abandonnées. Seul subsistera l’enregistrement de la marque sur de grands registres. Les marques seront empreintes, à l’encre, dans ces registres avec le nom de leur propriétaire.

 

De nos jours, les marques font toujours l’objet d’un enregistrement officiel. C’est l’Institut National de la Propriété Industrielle (INPI) qui assure cette fonction.

 

La marque comme vecteur de communication : cette fonction de contrôle dévolue à la marque va très rapidement se doubler d’une fonction plus commerciale. Elle devient très tôt un véhicule de l’image du fabricant, un outil de promotion, un signe de reconnaissance pour l’acheteur. La marque va ainsi être associée à une image de qualité ou au contraire à celle d’un produit de pacotille. Des couteliers dont la renommée, justifiée ou non, s’accroît vont émerger du lot. Et, de fait, leur marque va prendre une valeur commerciale car elle devient le signe de ralliement des acheteurs. Les actes de vente traduisent ces différences de notoriété avec des prix qui peuvent facilement varier du simple au décuple  d’une marque à l’autre, voire beaucoup plus.

 

 

Depuis quand les marques de coutellerie existent-elles ?

 Dès que les échanges commerciaux vont remplacer le troc, les artisans fabriquant des objets en série vont marquer leur production d’un élément permettant de reconnaître leurs produits parmi tous ceux présents sur le marché. On trouve ainsi, à l’époque romaine, des couteaux  portant la marque de leur fabricant : OLONDUS F. (abréviation de OLONDUS FECIT et qui signifie « fabriqué par OLONDUS » – cité par Camille Pagé). Il est à remarquer que ce mode de marquage se retrouve à l’identique, par exemple, sur les poteries sigillées de Lezoux (Localité située à 25 kilomètres de Thiers).

 


Comment sont choisies les marques de coutellerie ?

Un examen rapide de la table de plomb commencée en 1591 montre la grande variété des graphismes choisis comme marques. Le coutelier prend très souvent comme marque un objet de la vie courante pris dans son environnement familier (le hachoir, l'étui de ciseau, la botte, le chandelier, le tabouret, le crochet de châssis, l'enclume ...)

Les animaux familiers ou plus exotiques sont aussi choisis comme marque (le coq, le porc, la tête de l'oiseau, le lièvre, l'écrevisse, le scorpion).

Le règne végétal fournit aussi son lot de marques (l'arbre, le gland du chêne, la poire, la rave, le pied de blé, le poireau en graines, la feuille d'artichaut ...)

Les marques de ces époques trouvent également une large inspiration dans la pratique religieuse : le bâton de la vierge, la custode (ciboire), l'église, la croix, le coeur enflammé.

Elles reprennent également certaines caractéristiques et signes employés en héraldique.  Un grand nombre de marques sont ainsi déposées seules ou accompagnées d'un signe distinctif : une couronne, un croissant, une étoile.
 

        Les chiffres et les lettres sont aussi très largement employés.

Ce stock d'environ 1000 marques (la table de plomb comporte 34 lignes et 29 colonnes) va servir pendant plus de deux siècles. Ces marques vont se transmettre par héritage ou par vente et les créations de nouvelles marques seront peu nombreuses. Elles le seront d'autant moins, qu'à certaines périodes, les règlements intérieurs de la profession interdiront la création de nouvelles marques tant que d'anciennes marques resteront inutilisées.

 

Cette relative stabilité du stock de marques va prendre fin au milieu du 19ème siècle lorsque les tables métalliques sur lesquelles étaient empreintes les marques vont laisser la place à de simples registres papier. On va alors assister à une explosion du nombre de marques déposées et voir apparaître le nom du coutelier en tant que marque, soit associé à un dessin, soit seul.

 

Les éléments utilisés comme marque seront plus liés à l’environnement social ainsi qu’à la personnalité du déposant.  Le contexte  économique, politique, la technologique, les loisirs, les arts vont directement influencer les dépôts de marques. 

 

Les grands événements de la vie politique, par exemple, vont donner lieu à des marques qui peuvent simplement suivre l’actualité mais également manifester l’engagement militant du déposant qui ne cache pas ses opinions : LES OUVRIERS SYNDIQUES 1901, SYNDICAT OUVRIER SANS RIVAL 1901, LE PROLETAIRE, LE SOCIALISTE, VICTOIRE DU FRONT POPULAIRE.

D’autres ne font que suivre l’actualité, avec un opportunisme mercantile qui laisse parfois rêveur, ainsi, celui qui au début du 1er conflit mondial dépose non seulement « 1914 » mais aussi, pour faire bonne mesure, on ne sait jamais, « 1915 », « 1916 », « 1917 », « 1918 », « 1919», « 1920 ».

La guerre de 1914-1918 va donner plus de 50 dépôts de marques liés très directement aux faits de guerre : ainsi en va-t-il du « 75 » en hommage au canon de 75 mm, en passant par le graphisme de la cartouche, de la grenade, de la mitrailleuse, ou  « L’ANTI-BOCHE » (sic), jusqu’au dénouement final salué par cet astucieux « YANK’S », contraction linguistique en forme de remerciements aux Yankees libérateurs.

 

 

Les grandes avancées technologiques ou scientifiques sont également saluées par des dépôts de marques qui suivent de près leur invention :  le télégraphe Chappe, l’ampoule, le régulateur de machine à vapeur, le phonographe, le poteau du télégraphe, la locomotive, le Radium, le parachute, la Micheline …

 


Mais des événements plus futiles (encore que …) font également l’objet de dépôts de marques : la Tour Eiffel (1887), la statue de la liberté (1895),  LE TANGO (1914)

Plus locale, la polémique et le déchaînement des passions autour de la découverte controversée du site archéologique de Glozel dans l’Allier (à quelques encablures de Thiers) mobilisent aussi les couteliers thiernois (Glozel, le renne de Glozel, le Glozélien, musée de Glozel)

 

Certains couteliers manifestent aussi une prédilection pour certains pays, par attachement sentimental ou par préoccupation commerciale. Le coutelier Bourgade, par exemple, manifeste un intérêt  évident pour l’Extrême-Orient. Ces dépôts de marques sont tous influencés par cette zone géographique. Le plus connu est sans doute le Chinois à longue natte, mais le plus indicatif concernant sa bonne connaissance de la culture chinoise, notamment, est le « couteau » chinois, non pas l’objet tranchant mais la  monnaie en forme de couteau ; ce clin d’œil linguistique traduisant par ailleurs un sens de la communication commerciale développé.

 

On ne saurait passer sous silence le déferlement de  marques éponymes qui va survenir à partir du milieu du 19ème siècle. Cette pratique, précédemment interdite par les règlements des couteliers thiernois qui n’acceptaient comme dépôts de marques que les marques figuratives, va conduire à un brouillage identitaire par homonymie patronymique. L’exemple de GIMEL évoqué précédemment entre dans cette problématique, mais le plus connu est bien entendu le cas du patronyme PRADEL. Entre 1900 et 1940, plus de 100 dépôts de marques comportant le nom PRADEL associé ou non à un dessin seront enregistrés. Tous ces dépôts seront légitimes car le déposant (ou son épouse) s’appelait bien PRADEL. Mais quelle confusion pour l’acheteur ! Et elle dure toujours !

 

Les marques savent également s’adapter au marché visé. Les couteliers vont les traduire dans la  langue du pays d’exportation : le « Coupe du Rasoir » de Barge-Tarry va ainsi devenir « Corte de Afeitar ».

 

     

 

 En 1896, Patural qui vise le marché sud-américain et en particulier l’Argentine déclare LA LECHUZA (la chouette), GUANACO (un lama), BUENOS AYRES

Chez Soanen, on regarde plutôt du côté de l’Europe Centrale avec DOROBANTUL ROMANIEI, tandis que Rousselon, en 1899, y va carrément d’un TOLEDO, et qu’Astier en 1917 se tourne vers le nord avec LEVEN DE KONINGEN DER NEDERLANDEN.

 

 
 

Pourquoi autant de marques ?

Entre 1809 et 1965, ce sont plus de 12 000 dépôts en invention ou renouvellement de marques qui seront enregistrés à Thiers.

En admettant que parmi toutes ces marques un quart seulement soient des inventions, ce qui limite le nombre de marques différentes, bien peu nous sont parvenues.

Tout d’abord, un grand nombre ont été frappées sur de la coutellerie de table, de la coutellerie professionnelle, de la cisellerie, des rasoirs qui ont donné lieu à des quantités de fabrication infiniment plus importantes que la coutellerie de poche. On peut estimer grossièrement que le couteau de poche n’a représenté à Thiers que 10 à 15% des articles fabriqués.

Chaque fabricant était par ailleurs détenteur de plusieurs marques, soit pour distinguer ses différents types de fabrication, soit pour distinguer différents niveaux de qualité dans sa fabrication, soit pour cibler différents publics, soit … pour embêter son voisin ou se prémunir contre sa concurrence.

 Afin de se garantir contre des imitations dommageables, les couteliers prirent l’habitude de couper l’herbe sous le pied d’éventuels contrefacteurs en déposant des dérivations de leur marque principale pour empêcher des dépôts parasites.

 

  

Précautions un peu inutiles car l’exhaustivité dans ce domaine est difficile à atteindre.

Les exemples abondent, parfois jusqu’au ridicule, cette manie n’affectant pas que les marques célèbres.

Le 11 février 1859, Girard Dumas dépose le 22, le 33, le 132, le 139, le 320, le 321, le 322, le 323, le 1032, le 3200, le 3210, le 3211, le 3232, chacun avec et sans couronne bien entendu, mais pas le 3220 par contre, ou le 223 ou le 232 ou le …

 

On connaît dans le même genre les formidables séries zoologiques de Soanen-Biguet (30/12/1873) : le lièvre, le lion, le renard, la levrette, le chat, l'âne, la chèvre, l'éléphant, le sanglier,le cerf,le griffon, le cheval, l'écureuil, la girafe, le chameau, le kangourou, le chacal

 

Et les innombrables cuillères Brossard

  

Le 13 octobre 1931, Rousselon Frères, propriétaire du 32 Dumas Aîné dépose en rafale VERITABLE DUMAS 32, VERITABLE DUMAS AINE 32, 32, 33, 22, 262, 682, 132, 223, 322, 323, 232, 324, 321, 327, 320, 326, 325, 432, 532, 832, 932, 1032, 3200, 3211, 3210, 3232

 

Le 21 juillet 1932, la société France Exportation, propriétaire du I08 Girodias et déjà victime d’une contrefaçon par le dépôt de IOB va prendre les devants en déposant à son tour le 103 (I03). On n’est jamais trop prudent.

 

Les exemples de ce genre abondent, jusqu’à rendre fou le plus placide greffier de tribunal de commerce et amenant une inflation du nombre de marques dont la plupart, cependant,  ne verront jamais le burin du graveur de poinçons de marques.

 

 

Qu’est-ce qui ressemble le plus à une marque ?

Réponse : une autre marque !

 

La contrefaçon de marque est née en même temps que la marque pour de nombreuses raisons.

Sous l’ancien régime, le droit d’exercer le métier de coutelier était très réglementé, coûteux, jalousement protégé par les couteliers en place. L’obtention du brevet de maîtrise nécessaire à l’activité coutelière (et donc au droit d’utiliser une marque) était un écueil que bien peu de postulants pouvaient franchir s’ils n’étaient fils de maîtres. La solution qui restait pour voler de ses propres ailes était donc de s’installer à la marge des juridictions chargées d’exercer la « police » du métier et de contrefaire, soit à l’identique, soit en l’imitant, une marque existante.

Par la suite, l’image positive véhiculée dans le public par certaines marques va inciter à la contrefaçon.

Si on y ajoute les querelles d’amour-propre et les jalousies professionnelles, on comprend que l’histoire des marques soit jalonnée de procès retentissants mais aussi d’évènements plus cocasses confinant parfois au ridicule (lequel ne tue pas comme on le sait).

Parmi la kyrielle de ces comportements qu’on pourrait qualifier de puérils, voici quelques exemples de cette véritable guerre des marques à laquelle se livrèrent, peut-être avec délectation et non sans une pointe d’humour, quelques couteliers thiernois.

 

 

Le 6 juin 1891, Antony Bizet

Pradel dépose  ACT

Le 22 juin 1891 Duvert Frères

dépose AOT  

Le 25 juin 1891, Bizet Pradel 

contre attaque avec AQT

 

Prenant le relais, les frères Couvreux y vont de leur AUT le 16 juin 1906.

ACT, AOT, AQT, AUT, on en est resté là. Dommage !

 

Une autre pratique très prisée à une certaine époque fut celle des superlatifs accolés à une marque principale ou employés seuls. Pour tenter de mettre à la raison la concurrence on n’hésite pas à passer en revue la liste des superlatifs :

 Le 11 août 1897, Pierre Pradel déclare en une seule fois : PRADEL 363 surmonté de L'INCOMPARABLE, L'INIMITABLE, L'IMPAYABLE, L'UNIVERSEL, L'INUSABLE, L'IMPECCABLE, L'INESTIMABLE, L'INALTERABLE, L'INDISPENSABLE, L'INCROYABLE, L'INEBRANLABLE, L'INVARIABLE

Afin  de ne pas être en reste Saint Joanny-Raillère déclare, le 5 février 1906 : LE PARFAIT, L’AGREABLE, LE SANS PAREIL, LE FAMEUX, LE SANS RIVAL, LE SANS EGAL, LE REVE, LE TRIOMPHE, LE SUBLIME

Et comme on n’est jamais si bien servi que par soi-même, les couteliers s’accordent volontiers des satisfecit par des marques laudatives devant lesquelles la concurrence ne peut que s’incliner : N'HESITEZ PAS ACHETEZ MOI JE SUIS LE MEILLEUR DEPOSE, LA BONNE MARQUE, A LA BONNE MARQUE, DE LA BONNE MARQUE, LA MEILLEURE MARQUE, LE MEILLEUR DES AS, 109 IL N'Y A PAS MEILLEUR, HP Il N’Y A PAS MIEUX.

Enfin,  Rémy Saint-Joanis met tout le monde d’accord en se déclarant le 6 novembre 1913 « LE ROI DU MONDE ».

 

Mais le hasard  (et l’opportunisme) facilite parfois les imitations. De même qu’on ne prête qu’aux riches, on n’imite que ce qui peut rapporter. La célèbre marque de la cuillère BROSSARD a  fait l’objet d’une imitation qu’on pourrait qualifier pour le moins d’astucieuse ou en tout cas d’un rapprochement graphique de la part d’une autre marque  plutôt troublant.

Il existait une ancienne marque nommée « l’araire » (l’instrument agricole) et représentée par un graphisme très stylisé, une sorte de flèche orientée vers la gauche. Cette marque de l’araire fut acquise par un dénommé « BOUSSARD » qui continua à l’utiliser telle quelle. Mais l’astucieux coutelier qui en fit l’acquisition par la suite décida (en hommage à son ancien propriétaire sans doute) de faire suivre le signe figuratif du nom BOUSSARD. Cette fois la ressemblance devenait frappante, surtout qu’il ne s’arrêta pas en si bon chemin, ajoutant les mots « GARANTI VERITABLE », dans une disposition comparable à ce qui existait sur la marque Brossard. L’illusion était quasiment parfaite ! Jugez-en !

 

 

Dessin de départ de « l’araire »

CUILLERE VERITABLE BROSSARD

GARANTI VERITABLE BOUSSARD

 

 
Pour illustrer les nombreux procès en contrefaçon qui émaillèrent la longue histoire de la coutellerie thiernoise, nous vous renvoyons au numéro 4 d’Excalibur. Marc Prival y décrit avec précision les procès intentés par Pradel-Chomette et ses descendants pour protéger leur marque, « l’ancre des mers ».

 

 

Une marque peut-elle en cacher une autre ?

Oui ! Et il ne s’agit ni de contrefaçon ni de tromperie sur l’origine du couteau. Cette pratique du contremarquage a été très courante au 20ème siècle. Les détaillants faisaient fabriquer des couteaux, à leur marque (souvent leur nom et leur lieu d’exercice) par des couteliers qui faisaient figurer, ou non, leur propre marque, de manière discrète, sur le talon de la lame ou, plus rarement, à l’envers de celle-ci. On retrouve ainsi des couteaux marqués de lieux dont on sait pertinemment qu’ils ne comptaient pas d’entreprises de coutellerie (Beaune, Clermont, Cherbourg, Saint-Palais …). Il s’agit alors de la marque du revendeur et non de celle du coutelier.

 

 

Cette pratique était très répandue, en particulier, sur les couteaux des services de table, le détaillant de coutellerie pouvant ainsi présenter à la clientèle locale des couteaux à sa marque.  Elle est à rapprocher de ce qui se passait à la même période pour les cadrans des horloges comtoises qui portaient dans l’émail, le nom de leur revendeur, et non celui du fabricant.

 

 

Collection : peut-on identifier et dater un couteau par sa marque ?

La connaissance précise de la date d’invention de la marque et l’identification de son graphisme permettent effectivement de déterminer l’ancienneté maximale qui peut être attribuée à un couteau. Pour autant, il est difficile de fonder une datation précise sur ce seul élément, certaines marques ayant eu une durée de vie très longue et ayant fait l’objet de très nombreux renouvellements de dépôt. Le cas du « violon GIMEL » évoqué précédemment illustre ces tribulations d’une marque qui, dans sa forme actuelle, est inventée en 1891 et continue sa vie, de nos jours, sur des lames de couteaux pliants.

Il est tout aussi pertinent, pour tenter une datation,  de se fonder sur des éléments de style ou des observations techniques qui rattacheront un couteau à telle ou telle période.

 

Comme nous l’avons vu, la marque se transmet et n’identifie pas toujours le fabricant ou l’inventeur de manière sûre. Très souvent elle est popularisée par un coutelier qui n’en est pas l’inventeur mais l’utilisateur temporaire. La « tête de porc », par exemple, que l’on associe quasi systématiquement à Barnérias n’est pas une invention de Barnérias  mais d’un certain Bamaison-Robin  qui dépose la marque en tant qu’invention en 1861, Barnérias n’en étant que le continuateur à partir de 1878. Et posséder un exemplaire marqué de « la tête du porc suivi du nom BAMAISON ROBIN » comblerait sans doute d’aise tout collectionneur intéressé par les marques.

 

 

Comme on le voit, le monde des marques est d’une complexité et d’une richesse qui en fait un sujet de collection et de recherche pratiquement inépuisable.

Un très grand nombre de marques ont été enregistrées. Rien que sur le bassin coutelier  thiernois, on peut évaluer leur nombre à plusieurs milliers. Seul un petit nombre a survécu aux années. On les retrouve sur les anciennes publications internes de la profession coutelière : Guide Louis, Répertoire annuel des marques de fabrique, L’Union (organe mensuel de la Chambre syndicale des couteliers détaillants) … C’est toujours une satisfaction pour le collectionneur d’identifier la marque du couteau qu’il vient d’acquérir. Il peut ainsi tenter d’établir un lien avec le passé et le coutelier, de l’atelier duquel est sorti la pièce qu’il tient entre les mains. Le couteau acquiert ainsi une autre dimension ; il devient moins anonyme.

 

 

C’est ce que vous allez pouvoir faire en découvrant, dans les numéros à venir, les marques thiernoises les plus utilisées après la guerre de 1914-1918.

 

Michel FERVEL