Article paru dans le numéro 73

Les métiers de la coutellerie


PROFESSION : ESTAMPEUR

« C’est en forgeant qu’on devient forgeron ! », c’est sans doute ce que Roger Loubière dut dire à sa fille Bénédicte en lui transmettant les rênes de l’entreprise familiale des « Forges Foréziennes » établie à Noirétable sur la bordure orientale du bassin coutelier thiernois.


Bénédicte Loubière-Quinonero, maître de forge, devant un marteau-pilon de 600 kg/m. 
Four à chargement automatique.
Somme toute, ses études en sciences économiques la préparaient-elles tout autant à la direction d’entreprise qu’une formation plus technique, ce d’autant plus, que la forge, elle connaissait pour avoir vécu toute son enfance et son adolescence dans la maison familiale qui jouxtait l’usine dans laquelle résonnaient les marteaux-pilons. Petite fille d’un coutelier de Viscomtat, au cœur d’une montagne thiernoise dédiée depuis plusieurs siècles à l’agriculture et au travail à domicile en coutellerie, Bénédicte Loubière-Quinonero n’eut pas de mal à mettre ses pas dans ceux de ses devanciers. Le savoir-faire existe au sein de l’entreprise depuis plus de soixante ans et le bassin coutelier thiernois dispose d’une main d’œuvre qualifiée dans le domaine de la forge.

Le matériel de forge

Les « Forges Foréziennes » disposent de plusieurs marteaux-pilons à planche dont la puissance s’étage entre 600 et 1200 kg/m. La masse est fixée au bout d’une épaisse planche de bois dur coincée dans le bloc métallique par des coins d’acier. La planche est serrée entre 2 cylindres tournant en sens inverse (comme un laminoir) et placés en haut du bâti du marteau-pilon . Prise entre ces 2 cylindres, la planche monte, entraînant la masse. Il suffit d’écarter les 2 cylindres pour provoquer la chute de la masse.

Autrefois, certains de ces marteaux-pilons étaient fabriqués à Thiers par les établissements Terrasse, d’autres chez Ollier à Clermont-Fd ou encore en Allemagne pour ceux de marque Lasco. Cette tradition de mécanique lourde perdure toujours dans le bassin thiernois et une entreprise assure encore la maintenance, la réparation ou le reconditionnement de marteaux-pilons dont, pour certains, la chabotte[i] pèse plus de 60 tonnes. Avec de pareilles masses, l’installation du marteau-pilon doit se faire sur un massif de béton de plusieurs mètres-cubes. On peut amortir les chocs en plaçant sous la chabotte du mâchefer et de gros madriers croisés Certaines installations récentes comportent des dispositifs d’amortissement sur vérins qui limitent la propagation des vibrations dans le sous-sol environnant.

 

Une activité totalement intégrée au sein de l’entreprise.

Un des éléments essentiels du forgeage est bien entendu le moule (les matrices en terme technique) qui va déterminer la forme de la pièce obtenue. La fabrication de ces matrices est réalisée au sein de l’entreprise dans un atelier de mécanique par des mécaniciens outilleurs disposant d’un parc de machines performantes.


Le pantographe destiné à reproduire une électrode en cuivre à partir du modèle en aluminium.

Pour une lame de couteau, par exemple, qui présente une symétrie des deux faces parfaite, on va réaliser deux empreintes symétriques placées, l’une sur la partie fixe du marteau-pilon (le tas) et l’autre sur la masse frappante. La combinaison des deux empreintes donnera en une seule opération les deux côtés de la lame. En réalité, le métal brut passe successivement entre 2 empreintes[ii], une première qui ébauche la forme et une autre qui finit la pièce dans les détails. Cet ensemble d’opérations est fait dans la continuité, l’estampeur déclenchant la chute de la masse frappante sur l’ébauche et déplaçant cette ébauche de quelques centimètres sur l’empreinte de finition pendant la remontée du marteau, avant de laisser retomber la masse frappante. Le tout se déroule comme un ballet bien réglé, le déplacement de la pièce à forger se faisant pendant le temps de remontée de la masse (Cf. Bonus internet). Les matrices comportent donc la plupart du temps 2 empreintes : l’ébauche et la finition.

 

La fabrication des matrices d’estampage.

Réalisée en interne, elle est déterminante pour la qualité du résultat final. Il s’agit de fabriquer deux demi moules qui une fois réunis face à face donneront la forme finale de l’objet à forger. Le coutelier qui passe commande de pièces forgées fournit un plan côté de la pièce. On ne fabrique pas directement le moule en creusant le bloc de métal dans lequel on viendra former le métal chauffé. Dans un premier temps, le mécanicien-outilleur réalise à partir du plan et à l’aide des outils classiques de mécanique (étaux limeurs, fraiseuses …) une première représentation, en relief, de la moitié de la pièce correspondant à un demi moule. Cette pièce en relief est réalisée dans un bloc d’aluminium et elle sera conservée comme modèle. Elle est ensuite reproduite, toujours en relief dans un bloc de cuivre à l’aide d’un grand pantographe. Ce bloc de cuivre servira d’électrode dans une machine à électro-érosion[iii]. Cette électrode va lentement s’enfoncer dans le bloc de métal qui constitue la matrice finale de la pièce à forger. On obtient ainsi, en creux, une forme identique à l’électrode en relief, en cuivre, elle même reproduction exacte de la pièce réalisée en aluminium à partir du plan côté.

A gauche, modèle, en aluminium, d’une électrode de mitre de couteau de table et sa reproduction, par pantographe, en cuivre, destinée à fabriquer une matrice, en acier, par électroérosion. L’exemplaire en aluminium est usiné de manière classique à partir des côtes d’un dessin. Il est conservé comme modèle.



Il ne reste plus qu’à monter les 2 matrices obtenues sur le marteau-pilon et à faire un réglage précis pour que les 2 empreintes en creux soient bien face à face.

 

Matrice de forge de couteau à mitre et soie : 1 empreinte d’ébauche, 1 empreinte de finition (bas de la photo). On a souligné en bleu les réserves destinées à recevoir le métal en excès qui est chassé au moment de la frappe. Sur le « tas », on a posé la lame de couteau de table avec soie telle qu’elle apparaît après forgeage et découpage.


La réalisation d’une matrice d’estampage est donc une opération complexe et coûteuse. Elle doit être complétée par une matrice de découpage destinée à détourer l’estampe et à supprimer les bavures de métal[iv] restées accrochées à la pièce estampée. L’ensemble de ces matrices, estampage et découpage, constitue « l’outillage » nécessaire à la forge de séries de pièces. Compte tenu du prix de fabrication de cet outillage il est nécessaire de réaliser des séries importantes de pièces pour en amortir le coût et il est également nécessaire de le faire durer le plus longtemps possible. Pour prolonger la durée de vie des matrices, on réalise un chromage dur. Selon, le type de pièce à forger on peut réaliser des séries de 10 000 à 50 000 pièces.

 

Place à l’estampeur.

Les « Forges Foréziennes » utilisent principalement 3 types d’acier : un acier inox trempant, un acier au carbone (XC48) et un acier inox amagnétique (304L) utilisé principalement pour les couverts. Cet acier se présente sous forme de grosses bobines de fil dont le diamètre peut atteindre 15 mm. Dans un premier temps, il faut dérouler, redresser et couper ce fil en tronçons réguliers appelés, dans le jargon coutelier, des « crampons ». Ces bobines de fil pèsent jusqu’à 1,8 tonne.

Déroulage et dressage du fil d’acier (diamètre 15 mm) avant tronçonnage des « crampons ». Poids de la bobine : 1,8 tonne.

La préparation d’un marteau-pilon, avant de pouvoir frapper une série de pièces est assez longue et peut prendre plusieurs heures. Il faut monter les matrices sur les 2 masses du pilon, les ajuster pour qu’elles soient bien alignées, les préchauffer en glissant entre elles une plaque métallique chaude. Ce préchauffage, en particulier en hiver, évite la casse de la matrice qui pourrait intervenir si les 2 blocs étaient trop froids. On comprend ainsi mieux pourquoi on ne réalise pas de petites séries de pièces forgées. Le coût de fabrication des matrices, le temps de préparation du marteau-pilon réservent cet usage à des séries importantes et à des pièces plutôt haut de gamme.

Tronçonnage automatique des « crampons » à la longueur de la pièce à forger plus une garde pour la saisie avec la pince de forge.

Un des points importants de la forge est bien entendu d’arriver à une température optimale du « crampon » à forger pour rendre possible l’écrasement du métal sans nuire à ses qualités de résistance et de résilience. La température varie selon l’acier utilisé mais elle avoisine les 1100 degrés. La tâche de préparation du métal et de chauffe était autrefois confiée à un « servant » qui, comme son nom l’indique, approchait les lopins chauffés à l’estampeur qui les présentait sous le marteau-pilon. Au début du 20ème siècle, cet emploi pouvait être occupé par des adolescents comme le montre le tableau d’Albert Bauré visible au musée de la coutellerie de Thiers. Le tableau daté de 1911 représente les forges Delaire (Cf. documents). Ce poste de travail a heureusement totalement disparu. Les fours sont désormais chauffés au mazout, au gaz ou à l’électricité (par rayonnement ou induction) avec des contrôles précis de température. Les morceaux de métal sont placés sur des chargeurs à avance automatique qui les placent dans le four et qui les présentent parfois automatiquement à l’estampeur (Cf. vidéos).

Un marteau-pilon de 1200 kg/m. Les tronçons de métal chauffés par induction électrique avancent automatiquement vers l’opérateur.

L’estampeur déclenche la chute du pilon avec une commande au pied. Il peut contrôler la hauteur de chute de la masse frappante et tirer parti du rebond du pilon. En général, il donne deux à trois coups par lame, un ou deux coups d’ébauche et un de finition. La cadence est rapide et l’estampeur arrive à « sortir » ses 300 pièces à l’heure soit une toutes les 12 secondes avec 600 coups de pilon à l’heure. Ce travail est bien entendu très éprouvant, à cause du bruit en particulier, celui du marteau-pilon mais aussi celui du ronflement du four lorsqu’il s’agit d’un four à gaz ou à mazout.

On obtient ainsi une lame encore entourée d’un feston de matière excédentaire, mince et très aplatie, qu’il va falloir supprimer par découpage avec un emporte pièce. Mais avant d’être découpée la pièce forgée doit encore subir un « recuit » en particulier pour les aciers au carbone et l’inox non magnétique 304 à faible teneur de carbone. Portée à une température inférieure à la température de forgeage, la pièce se refroidit lentement. On retrouve ainsi une distribution régulière du carbone à l’intérieur du métal[v] et on supprime des tensions internes qui auraient pu survenir après forgeage.

 

Une formation « sur le tas ».

Bien que l’origine de cette expression soit plutôt à rechercher du côté de la maçonnerie, elle n’est pas mieux justifiée que lorsqu’on parle de la forge, le tas désignant le gros bloc métallique servant d’enclume à la masse frappante du marteau-pilon.

Contrairement à d’autres métiers pour lesquels il existe des formatons dispensées par des établissements d’enseignement, le métier d’estampeur (c’est le nom donné à l’opérateur qui fait fonctionner le marteau-pilon), s’apprend par le compagnonnage qui règne au sein de l’entreprise. Autrefois, le couple formé par le servant (on disait aussi « chauffeur ») et l’estampeur était une bonne façon de faire accéder le servant à l’emploi d’estampeur par l’observation et l’apprentissage progressif des gestes.

 

Ensuite vient le tour du découpeur.

Une matrice de découpage, en creux, et un poinçon emporte-pièce permettent de détourer la pièce et de la débarrasser de la bavure d’estampage. Cette matière excédentaire se trouve d’ailleurs confinée dans de petites réserves que le mécanicien outilleur ménage de chaque côté de l’empreinte (Cf. photo de la matrice d’estampage), de telle sorte que le métal qui « chie[vi] » de la double empreinte au moment de la frappe ne se répande pas trop. La  sécurité de ce poste de travail s’est considérablement améliorée (bracelet de rétractation des mains au moment de la descente du poinçon, déclenchement du poinçon par une commande manuelle double …), mais il suffit de regarder les mains des vieux ouvriers thiernois pour voir ceux qui travaillaient au découpoir. Ces emplois, nombreux, étaient également très féminisés car ne demandant pas une grande force mais une grande attention.

Découpage du métal en excès (chatille) après forgeage.

 
Le repasseur

Nous n’avons pas changé de métier, il s’agit bien toujours de forge. Il est souvent nécessaire de « repasser » les lames après découpage, sous un petit marteau-pilon, à froid, pour leur redonner une bonne planéité. Les lames étaient autrefois présentées à la main sous le marteau. Pour des questions de sécurité, on utilise désormais un dispositif automatique de mise en place des pièces à dresser, sous le marteau. L’opérateur n’a plus qu’à disposer les lames sur le plateau du bras articulé. On complète le dispositif par un bracelet de sécurité qui empêche l’opérateur d’avancer la main vers le marteau-pilon.

 

Bras chargeur d’un petit marteau « à repasser ». L’opérateur dépose les pièces sur le plateau du bras. Pour la sécurité, dispositif de retenue de la main par un bracelet et une corde.


En résumé, il ne faut pas moins de 7 à 8 opérations pour obtenir une pièce forgée finie : tronçonnage du « crampon », éventuellement refoulage du métal au niveau de la mitre pour créer un bourrelet de métal à l’emplacement de la future mitre, estampage, recuit, découpage, repassage, éventuellement fraisage des mitres pour leur donner une surface de contact avec le manche parfaite, et enfin traitement thermique tout cela avant de passer à la finition proprement dite (émouture dans le cas d’une lame, polissage, montage …).

 

Ceci explique cela ! Et les lames forgées sont donc réservées à la coutellerie haut de gamme de qualité « orfèvre ». Les Forges Foréziennes ont d’ailleurs pour clients les grandes marques de l’orfèvrerie française. L’activité de forge est complétée par un vaste atelier de finition de lames de couteaux, pour monter avec manche plexiglas ou bois, et couteaux de table monoblocs.

Mais l’entreprise réalise une bonne partie de son chiffre d’affaires en travaillant pour le secteur de l’outillage manuel de qualité (pinces, sécateurs …). Les volumes réalisés dans le secteur de la coutellerie ne sont plus suffisants pour maintenir une activité permanente et doivent donc être complétés par d’autres types de fabrication.

 

Une petite partie de la « collection » des matrices détenues par l’entreprise. Cette « matriçothèque » est le reflet de l’activité de l’entreprise et de son ancienneté dans le métier.


Le monde change, les conditions de travail aussi. Si les marteaux-pilons du 21éme siècle ressemblent beaucoup à ceux du début du 20ème siècle, les ambiances de travail ne sont plus du tout les mêmes. Lors de la visite du hall de forge à chaud des Forges Foréziennes, on est frappé par l’ordre et la propreté qui règnent en ces lieux alors que les images du passé nous ont habitués aux univers chaotiques, sombres et crasseux des forges d’antan. Maintenant, plus rien de tout cela. De larges baies vitrées dispensent une lumière vive qui vient souligner les couleurs avec lesquelles on a peint les différentes parties des marteaux-pilons. Ces considérations ne sont pas qu’esthétiques mais participent à la qualité des conditions de travail et à l’amélioration de la sécurité en facilitant une bonne vision des éléments des machines. La maladie professionnelle la plus répandue chez les estampeurs était la surdité causée, certes par les chocs répétés des marteaux pilons, mais tout autant par le bruit des brûleurs des fours de chauffe qui était d’un niveau extrêmement élevé. Casques anti-bruit, ventilateurs, tous ces dispositifs ont rendu le travail des estampeurs moins éprouvant et plus sûr.

 

Les Forges Foréziennes perpétuent la longue tradition de la forge à chaud et proposent à leurs clients des produits finis ou semi-finis. En conservant sur le bassin coutelier des capacités de production industrielle de qualité, l’entreprise contribue à maintenir sur place une activité coutelière séculaire et ce, malgré une concurrence internationale impitoyable.



[i] La chabotte est l’énorme bloc d’acier constituant la base du marteau-pilon. Elle porte la matrice inférieure sur laquelle vient frapper la masse tombante.

[ii] Pour certaines fabrications complexes, on peut même avoir 3 empreintes côte à côte sur la même matrice.

[iii] Enlèvement de matière par des décharges électriques entre une électrode en cuivre et une masse métallique dans un bain de liquide, isolant électrique

[iv] Ces chutes de métal sont appelées « chatilles ».

[v] Les aciers damassés. Du fer primitif aux aciers modernes, Madeleine Durand-Charre, Mines Paris – ParisTech, 2007

[vi] Désolé, mais c’est le terme de métier employé.