Article paru dans le numéro 58

Le couteau de Darwin.

 

Comment faire face à la concurrence en matière économique ? Les réponses sont nombreuses, certaines faisant appel à l’innovation et à la créativité. Pas si facile cependant ! Le changement, la différenciation, l’originalité, la rupture avec le passé n’échappent pas si simplement que ça à la théorie « darwinienne » de l’évolution des espèces.

 

Quelle idée saugrenue, pensez-vous, de vouloir plaquer la théorie de l’évolution des espèces sur une activité industrielle et artisanale telle que la coutellerie ! Et vous avez raison. Il ne s’agit là que d’une abusive assimilation destinée à éveiller votre curiosité et retenir votre attention d’une manière à peine honnête !

 

La transposition au monde coutelier de la thèse « évolutionniste » chère à Darwin peut malgré tout être tentée. Prenons l’exemple des couteaux de la photo n° 1. Leurs traits communs sont évidents. Ils présentent tous une ressemblance avec le couteau suédois appelé, selon les auteurs, « tonneau suédois », ou encore, « Konsttäljkniv » en suédois, voire « slöjds » ou même « morutiers » : même forme de manche, mêmes viroles, même anneau de bélière. 

 

 

Couteaux de forme tonneau. 

De haut en bas :  instrument vétérinaire à lame rétractable, couteau de marque « Franco-Suédois », couteau tonneau suédois (A.-B.P Holmberg-Eskilstuna), couteau de Vauzy-Chassangue.


Mais la comparaison s’arrête là. Si on regarde plus précisément (photo n° 2 et bas de la photo n° 4), on a, par exemple,  un couteau fermant plus classique, avec la lame pivotant autour d’un axe.


Couteau de marque « Franco-Suédois ». Couteau à éjection latérale. On aperçoit, dans la fente du manche, la lame de ressort en acier bleuté qui sert à propulser la lame libérée par la rotation de la virole. La lame est également maintenue en position fermée par une rotation de la virole qui bloque alors l’éjection de la lame.

On note également, sur ce même couteau, la présence de 2 viroles pivotantes, tout à fait comparables à celles que l’on rencontre sur le Nontron ou l’Opinel. Un cachet métallique dissimule par ailleurs le bout du manche en bois, comme sur le Nontron.

Si on comprend bien l’utilité de la virole pivotante placée en tête du couteau et destinée à bloquer la lame en position ouverte, celle du cul du couteau paraît moins nécessaire de prime abord.

On est en fait en présence d’un couteau automatique dont la lame est éjectée latéralement par un ressort constitué d’une lame souple prenant appui sur le talon de la lame, ressort hébergé à l’intérieur du manche en bois, dans le logement de la lame.

La virole de cul, pivotante et fendue, sert, soit à maintenir la lame en position fermée, soit à libérer la lame et à en permettre l’éjection par le ressort lorsque la fente de la virole est placée en face de la lame. La rotation de la virole du cul du couteau se fait en tournant l’anneau de bélière.

Ce couteau combine donc des traits empruntés au tonneau suédois pour la forme, au Nontron pour les viroles pivotantes et le cachet métallique, et aux couteaux automatiques pour l’éjection de la lame. Son fabricant reconnaît d’ailleurs explicitement cette filiation puisqu’il identifie son couteau par la marque « FRANCO-SUEDOIS[1] » inscrite en creux dans le bois du manche.

 

Sur le couteau « Franco-Suédois » (en bas), le bossage sur le dos de la lame permet de faire disparaître complètement la pointe de la lame à l’intérieur du manche, en comprimant le ressort d’éjection, pendant qu’on fait tourner la virole.


Les autres couteaux de la photo n° 1 présentent aussi des similitudes de forme. Le couteau de Vauzy-Chassangue, est un couteau classique à ressort qui adopte une forme de tonneau pour le manche, avec mitres en forme de cônes tronqués et anneau de bélière. Il existe également une version avec tire-bouchon (Cf. photo n° 3).

 

Couteaux de Vauzy-Chassangue, de forme « tonneau ». Couteaux classiques, à ressort, avec ou sans tire-bouchon.

Le dernier couteau de la photo n° 1, de forme tonneau, très semblable dans la forme générale au couteau suédois, comporte une palette en forme d’écusson, axée sur le cul du couteau. Cette palette est en fait un système rotatif qui permet, en le tournant,  de faire sortir et rentrer la lame par l’intermédiaire d’une vis sans fin qui tourne à l’intérieur du manche du couteau. Cette vis sans fin entraîne une crémaillère fixée sur le talon de la lame et la fait monter ou descendre. Ce dispositif qui permet de transformer une rotation en translation est utilisé en mécanique depuis très longtemps. C’est lui qui est mis en œuvre, par exemple, sur une clé à molette pour déplacer la mâchoire mobile. On a donc simplement l’adaptation, astucieuse, d’une connaissance mécanique ancienne sur un couteau. La lame, en forme de lancette, laisse d’ailleurs penser qu’il s’agit plus d’un instrument de vétérinaire que d’un couteau.

 

Et le couteau suédois qui a sans doute inspiré le fabricant du « Franco-Suédois », peut-on lui trouver des ancêtres ? L’idée d’un couteau pliant se rangeant dans un manche creux  se retrouve dans les couteaux à gaine du 18ème siècle[2] . L’innovation apportée par le couteau suédois est qu’il se range dans son propre manche. Ce manche ovoïde, renforcé de 2 viroles métalliques est, quant à lui, directement inspiré du manche des couteaux droits portés dans une gaine par les paysans scandinaves du 19ème siècle[3] (Cf. photo n° 6).

 

Avec ces couteaux, nous avons une illustration de la multiplication des modèles qui a conduit à la richesse et à la variété de la production actuelle. Le nombre de modèles de couteaux fabriqués de nos jours est sans aucune commune mesure avec la production des 17ème ou 18ème siècles qui ne présentait pas une telle diversité. Cette diversification a vu le jour à partir du 19ème siècle, en particulier avec l’industrialisation des processus ; diversification de la forme, des matériaux, des mécanismes, des tailles, … des acheteurs, aussi. Par exemple, au début du 20ème siècle, le catalogue  de la maison Bechon-Gorce présentait, à lui seul, plus de 450 références de couteaux pliants. Cette étonnante prolixité est le fruit de l’évolution et de l’adaptation, comme dans la théorie darwinienne de l’évolution des espèces : combinaison des caractères, sélection naturelle et adaptation au milieu conduisent à la création de nouveaux modèles.

Couteaux « tonneaux » de marque Joh. Engström et P. Holmberg et couteaux de pêcheurs de morues.

Johan Engström commence son activité en 1874[1], d’où la marque qui est apposée sur les platines laiton des couteaux « tonneaux » de sa fabrique : J. E. 1874. (Il ne dépose cependant le modèle du couteau tonneau qu’en 1882)

Ces couteaux sont aussi appelés, parfois, « morutiers » ce qui constitue un abus de langage car le couteau de travail du pêcheur de morues n’a que peu de rapports avec ce pliant. Ce couteau était par contre très largement exporté vers les USA et l’Europe et ses origines scandinaves ont pu amener certains à assimiler son nom à une activité très pratiquée en Scandinavie : la pêche à la morue.

Couteaux avec 1 lame, 2 lames ou 1 lame et un tire-bouchon.

Les couteaux de pêcheurs de morues présentés en parallèle sont de fabrication thiernoise (VERITABLE DIDIER, PRADEL FRERES « au bidon »). Leur forme particulière s’explique par le travail de découpe de la morue qui est un travail à la chaîne et parcellisé (couteaux de piqueur, de trancheur – Certains sont munis de lourdes viroles en plomb qui donnent du poids et de la puissance au couteau sous un faible volume – 380 g. A comparer aux 70 à 80 g d’un couteau classique à manche en bois de même taille)



[1] Knivar från Eskilstuna, Arne Marmèr, 1999

Même des couteaux dont on pouvait penser qu’ils étaient immuables dans leur forme, tant leur image prototypique était ancrée dans l’esprit du public, suivent cette loi de l’évolution.

Ainsi, l’emblématique « Laguiole », amalgame réussi entre les couteaux à mouche du 18ème siècle, les couteaux traditionnels ibériques, les multi-lames de toutes origines et de toutes époques, s’adapte, dans ses versions les plus récentes, à l’environnement actuel en matière d’esthétique, de forme, d’utilisateurs même : forme beaucoup plus épurée, plus moderne et proche d’autres lignes de couteaux actuels, matières « high-tech » remplaçant la traditionnelle corne, rupture avec le milieu néo-rural pour cibler des utilisateurs plus sensibles au « design » qu’aux valeurs « terroir et tradition » véhiculées jusque là par ce couteau.

La création actuelle puise tout naturellement aux sources du passé et l’enrichit par ses apports dans un continuum esthétique et technique qui fait le bonheur des utilisateurs et des collectionneurs.

Gageons que si Darwin revenait parmi nous, il reconnaîtrait dans la production actuelle des couteaux dérivant de celui qu’il utilisait. Mais il verrait également avec plaisir, qu’en la tordant un peu, sa théorie sur l’évolution des espèces peut s’appliquer à un domaine, certes bien loin de la biologie, mais lui aussi en constante évolution. Et bien que la fonction d’un couteau n’ait pas vraiment changé depuis la nuit des temps, la coutellerie a offert  à la créativité humaine un terrain d’application dont de vastes espaces restent encore à explorer.

 

 

Michel  Fervel



[1] Marque déposée le 12/04/1898 par J. Gonon

[2] L’art du coutelier, J.J. Perret, 1771, pages 173 à 183

[3] La coutellerie des origines à nos jours, Camille Pagé, tome VI, 1904