Article paru dans le numéro 83

Profession : trempeur.

 Voir également  d'autres documents et vidéos  : http://www.marques-de-thiers.fr/trempeur.html



Robert Chazeau devant les bacs de trempe à l'huile.

Coutellerie Chazeau-Honoré


Au moyen-âge, pour durcir le métal, certains préconisaient de tremper l'épée dans l'urine d'un jeune garçon roux ou dans l'urine d'un bouc de trois ans, nourri exclusivement de fougères depuis trois jours. En Asie-Mineure, un procédé de trempe précisait : " Il faut chauffer le bulat[1] jusqu'à ce qu'il ne brille plus, tout comme le Soleil qui se lève dans le désert ; puis, il faut le refroidir à la couleur pourpre royale et le plonger dans le corps d'un esclave musclé… La force de l'esclave est transmise à la lame et durcit le métal ".

Autant de procédés qui renvoient à la barbarie, à l’ésotérisme ou aux formules magiques plus qu’à la précision scientifique atteinte par la trempe des métaux, telle qu’elle est pratiquée de nos jours.

 

Le fer et l’acier.

Le fer est d’origines variées.

Le fer météoritique utilisé dans les premiers temps contient du nickel. Il était travaillé comme une pierre et on ne parle pas encore de métallurgie.

Le fer terrestre est un des éléments métalliques les plus répandus à la surface de la terre[2]. Présent sous la forme d’oxydes, essentiellement, il était réduit sous forme d’un agglomérat spongieux de fer non fondu, dans un bas fourneau dont la chaleur était produite par du charbon de bois. La loupe ainsi obtenue est composée d’un mélange non homogène de fer, d’oxydes non réduits et de fer carburé par la proximité avec le charbon de bois de chauffage. Il doit donc être longuement martelé pour éliminer les oxydes encore présents dans la loupe et homogénéiser le fer et le fer carburé. Si ce martelage à chaud est suffisamment prolongé, le carbone peut diffuser entre les grains de fer.

 

L’alliance du fer et du carbone.

Le minerai de fer est réduit en le chauffant avec du charbon. Le fer obtenu par ce procédé de chauffage va donc inclure du carbone. Le pourcentage de carbone va permettre de classer le métal en fer (moins de 0,008 % de carbone[3]), l’acier (de 0,008 % à 2,1 % de carbone[4]). Au-delà de ce pourcentage on obtient de la fonte, métal non utilisable en coutellerie à cause de ses caractéristiques mécaniques.

 

L’acier de fusion : le Wootz[5]

Ce procédé a vu le jour dans l’Inde du sud et au Sri-Lanka actuel. Par les voies commerciales et d’échanges de savoirs, il s’est progressivement propagé vers l’Asie, le Moyen-Orient, jusqu’en Russie.

Du fer obtenu par réduction du minerai est enfermé dans une poterie hermétique en présence de charbon de bois. Chauffé jusqu’à fusion, le fer ainsi obtenu contient un pourcentage de carbone important (1,5%). Un refroidissement lent génère dans le métal un réseau de cémentite[6] très dur.

Cet acier de fusion, qualifié parfois d’acier de Damas, véhicule une certaine part de mystère et de légendes. Il a suscité la curiosité de savants européens et russes qui ont tenté d’en percer les secrets au cours du 19ème siècle.

 
Théorie très simplifiée de la trempe.

La trempe consiste à élever la température du métal et à le refroidir brutalement. Cette opération est destinée à lui conférer une plus grande dureté. A contrario, le métal est plus cassant. Il faut le réchauffer à une température inférieure à celle de la trempe pour lui redonner une capacité à se déformer et à retrouver son état initial (la résilience - On pourrait parler de souplesse, de flexibilité).

Selon la température à laquelle on le porte, le fer présente une structure cristallographique variable.

En dessous d’une température variant, selon la teneur en carbone, entre environ 700° et 900 °, le fer présente une structure cubique centrée ; il prend le nom de ferrite. Au-delà, la forme cristalline change. Le fer se dilate et prend une forme cristalline cubique à faces centrées dénommée austénite. (Voir le détail sur couteliers.fr/trempeur.html). Cette précision peut paraître totalement superflue et d’un scientisme inutile dans un article de revue coutelière, mais elle permet de comprendre que la trempe n’est pas une opération mystérieuse, ésotérique, approximative ou mal codifiée, mais au contraire l’application de connaissances théoriques précises et qui doivent être respectées pour obtenir le résultat escompté.

                     

Pourquoi l’acier trempé est-il plus dur ?

L’acier trempé est plus dur … parce qu’il est trempé, c’est la réponse la plus souvent avancée et tout amateur de couteau sait ça. Mais essayons tout de même de comprendre réellement pourquoi l’acier trempé est plus dur.

La chaleur modifie donc la structure cristallographique du fer. De par sa structure cristalline cubique à faces centrées, l’austénite présente des interstices (sites interstitiels[7]) plus grands que ceux de la ferrite. L’austénite peut donc accepter plus de carbone que le fer. Un refroidissement rapide va piéger le carbone dans les interstices du fer austénitisé. Ce nouvel état du fer est nommé martensite. Les atomes de carbone étant plus gros que les interstices dans lesquels ils prennent place, ils déforment la structure cristalline du fer qui en refroidissant retourne à son état d’équilibre de structure cubique centrée. Pour faire simple, cette distorsion du réseau du fer fige la structure et empêche la déformation plastique du métal qui nécessite un réarrangement important de la matière. Ce qui provoque un durcissement mais fragilise le métal.

Cette déformation plastique (souplesse) du métal dans certaines conditions est dénommée « dislocation ».

Une bonne image de ce phénomène de dislocation est donnée par le gros paquet de feuilles que vous manipulez quand vous remplissez le chargeur de votre photocopieur ou de votre imprimante. Malgré son épaisseur, le paquet de feuilles peut se déformer, se gondoler, par glissement des feuilles l’une sur l’autre. De même, la déformation du métal se produit par des glissements le long des plans atomiques constituant le métal, à la manière des feuilles de la rame de papier.

Dans la phase martensitique (acier trempé avant revenu), le réseau cristallographique est bloqué par le carbone et ces glissements, donc ces déformations, ne peuvent pas intervenir, d’où un risque de casse du métal.

Aiguilles de martensite

 
Le revenu, une opération indispensable.

Il s’agit de chauffer à nouveau l’acier trempé, à une température inférieure à la température d’austénitisation atteinte avant trempe. Si la température du revenu était trop élevée, elle annulerait les effets de la trempe[8].

Cette opération va permettre au carbone qui avait été « piégé » au moment du refroidissement brutal, de diffuser. Une certaine proportion de martensite va pouvoir revenir à l’état de ferrite (état initial avant trempe – Cf. diagramme fer-carbone sur couteliers.fr/trempeur.html)

L’acier va perdre un peu de dureté mais va retrouver une certaine ductilité[9].

 

Trempe répétitive.

La trempe des aciers à haute teneur en carbone peut conduire à des déboires. Perret[10] rapporte le cas de rupture spontanée de lames de rasoir en sortie de trempe.

« Il n'y a peut-être pas un coutelier à qui il ne soit arrivé de porter un rasoir au grand jour pour examiner le grain de l'acier et pendant qu'il le regarde, il entend un coup comme si l'on frappait sur un petit timbre et en même temps il voit partir un morceau de la lame à qui on a donné, le nom de croissant à cause de la forme de cet éclat. » Lors de la transformation d’une austénite à forte teneur en carbone, en martensite, la dilatation du métal peut atteindre 5% du volume initial. Les contraintes à l’intérieur de la pièce trempée sont très importantes. Plus la pièce est grosse plus ces contraintes vont se manifester et peuvent conduire jusqu’à la rupture.

Un chauffage dit de « détensionnement après trempe » permet de réduire la dilatation[11] de la martensite et donc de diminuer la pression exercée sur l’austénite résiduelle, permettant à celle-ci de se transformer en martensite. En plusieurs étapes, il est donc possible d’achever complètement la transformation austénite-martensite, d’augmenter la dureté du métal et d’éviter les cas de rupture spontanée.

Et Perret poursuivait : « C'est une bonne méthode de délaisser les ouvrages trempés sur la forge 10 ou 12 minutes avant de les porter à l'air ». Sans le nommer, il préconisait, de cette manière, de pratiquer un chauffage de détensionnement.

N’en concluez cependant pas, si vous trempez vous-même vos lames que vous devez systématiquement procéder à une trempe en plusieurs cycles. Le traitement optimal est difficile à définir. Il dépend de l’existence d’austénite résiduelle, de la teneur en carbone et de la présence d’alliages éventuels.

 

Les liquides de trempe : de l’empirisme à une approche scientifique.

Si « l’urine de jeune garçon roux » relève de la plus haute fantaisie (par rapport à celle d’un jeune garçon brun, s’entend), l’urine de bouc nourri de fougères peut, par contre, nous rapprocher d’une connaissance empirique fondée sur l’observation. L’urine étant composée à 95% d’eau et les 5 % restants contenant du chlorure de sodium, la fougère étant par ailleurs une source de potasse importante, la trempe dans l’urine de bouc nourri de fougères[12] peut être rapprochée de la trempe dans une solution d’eau salée, plus communément employée.

Quelles caractéristiques doit présenter un liquide de trempe ? Il doit refroidir le matériau à traiter dans les meilleures conditions possibles sans provoquer d’effets secondaires néfastes (Rupture spontanée, tapures (fissures), oxydations de surface, déformation de la pièce …). La vitesse de trempe dépend de la vitesse à laquelle la chaleur peut se transférer du métal vers le milieu de trempe. Par exemple, l’huile refroidit 4 fois moins vite que l’eau, mais la trempe à l’huile est dite plus douce et génèrera moins de risques de tapures que l’eau. Dans ce classement, c’est l’eau salée qui présente la vitesse de refroidissement la plus rapide.

On peut également effectuer la trempe dans des gaz (Azote, Argon, Hydrogène …). La vitesse de refroidissement dépendra du gaz et de la pression à laquelle on l’utilise. Le refroidissement est moins rapide qu’avec l’huile ou l’eau.

Le milieu de trempe peut être simplement l’air, dans le cas des aciers dits autotrempants. Comme on l’imagine aisément, c’est un milieu de refroidissement extrêmement lent.

 

Bacs de trempe à l’huile. Les pots contenant l’huile sont immergés dans un grand bac d’eau de refroidissement.

(Chazeau-Honoré)



Trempe cryogénique.

Plus le taux de carbone est élevé, plus la plage de température de transformation en martensite est basse. Cela signifie qu’une trempe à température ambiante pour des aciers à forte teneur en carbone peut ne pas donner la dureté escomptée, si la température ambiante est trop élevée. Une partie de l’austénite ne sera pas transformée en martensite. (Voir des exemples de calcul sur : couteliers.fr/trempeur.html)

Cette situation avait été mise en évidence, de manière empirique, par Landrin dans son Manuel du Coutelier[13], page 171 :

« Les explications que nous avons données précédemment feront concevoir pourquoi le temps influe si singulièrement sur la qualité de la trempe. Tous les ouvriers ont remarqué que l'acier était beaucoup plus dur dans le froid et pendant la gelée que pendant la saison des chaleurs. Le grand vent ne paraît pas favorable à la qualité de ce métal ; le brouillard et le temps pluvieux, au contraire, semblent la favoriser. »

Dans certains cas qui sont fonction de la composition de l’acier à traiter, on peut donc descendre la température de trempe très en dessous de zéro. Ce qui ne peut se faire que si l’on dispose d’un dispositif de cryogénie (azote liquide par exemple) et réserve donc cette opération aux professionnels de la trempe (ou aux dermatologues, ou aux cuisiniers d’avant-garde qui « cuisinent » à l’azote liquide). Une bonne partie de l’austénite résiduelle continuera sa transformation en martensite.

 

De la théorie à la pratique.

Tout ça, c’est bien beau ! Mais ça n’est que de la théorie. Pour passer à la pratique, nous nous rendrons chez Chazeau-Honoré, fabricants de couteaux de père en fils, dans la montagne thiernoise, à Chailas. Dans la famille Chazeau, il y a le père, Robert et les deux fils, Nicolas et Franck. Chacun a sa spécialité. La trempe, c’est Robert qui s’y colle. Il trempe à l’ancienne, ce qui n’a rien de péjoratif et qui n’est pas la solution la plus confortable. Le local contient un four, un compresseur, un grand bac en ciment rempli d’eau dans lequel sont immergés les bidons contenant l’huile de trempe qui est tout simplement de l’huile végétale. Une enclume pour redresser les lames voilées complète l’ensemble.

Passer plusieurs heures dans un local bruyant, surchauffé en été, dans la fumée et les odeurs d’huile brûlée n’est pas une sinécure. Le four de trempe est chauffé au mazout. L’injecteur et le compresseur qui l’alimente ne sont pas particulièrement silencieux. Si vous avez eu l’occasion de séjourner à côté d’un brûleur à mazout de chaudière, pourtant bien insonorisé, vous aurez une idée du bruit ambiant. Et, contrairement à la chaudière, le four ne s’arrête pas.

Four de trempe. En partie haute, compartiment de préchauffage. Chauffage au mazout.

(Chazeau-Honoré)

Pour Robert Chazeau, l’expérience et le coup d’œil remplacent le thermomètre. Ce matin-là, il trempait des couteaux fixes à plate semelle.

Les couteaux posés sur le dos ou la lame sont rangés sur une plaque métallique aux bords relevés qui va servir à les introduire dans le four. Les lames sont serrées l’une contre l’autre et même calées par des cales métalliques. On en aligne ainsi environ 130. Avant de passer dans le four de trempe, les plaques de lames sont disposées dans un compartiment placé au-dessus du four. Elles sont ainsi préchauffées, ce qui permet de réduire le temps de passage dans le four de trempe.

 

Les lames sont transportées du four de préchauffage dans le four de trempe.

(Chazeau-Honoré)


Mettre à four chaud pendant … un certain temps.

Les lames préchauffées sont introduites dans le four, et c’est là que l’expérience prend toute sa valeur. Un petit coup d’œil par la porte entrouverte permet de voir lorsque la température idéale est atteinte. Comme on peut le voir sur les photos, une belle couleur orangée, ou orange pâle est le signe guetté par Robert. Cette couleur correspond à 900° à 950°, ce qui pour un acier à teneur moyenne en carbone correspond à la température d’austénitisation recherchée.

Le trempeur, à l’aide d’un astucieux dispositif de tiges faisant crochet, sort du four une dizaine de lames qu’il va rapidement plonger dans un des trois bidons contenant l’huile de trempe. Aussitôt, c’est un jaillissement de flammes qui vient illuminer la pénombre du local et le visage du trempeur, faisant danser des ombres sur les murs. Robert agite vigoureusement le paquet de lames dans l’huile pour accélérer le refroidissement et éviter la formation autour des lames d’une zone de vapeur due à l’ébullition massive qui limiterait l’échange thermique du métal avec le liquide (phénomène de caléfaction). Lorsque toutes les flammes sont éteintes, les lames sont mises à égoutter dans un panier métallique disposé au-dessus des bidons d’huile. Et on passe au paquet suivant en utilisant un autre bidon pour ne pas surchauffer l’huile de trempe. (Voir vidéos sur couteliers.fr/trempeur.html)

 

Un paquet de ressorts en sortie de four de trempe. 

(Chazeau-Honoré)


Revenir à four moyennement chaud.

Le revenu est effectué dans un four électrique, à 225°. L’austénite résiduelle présente dans la martensite va se transformer en ferrite et en carbures. La fragilité diminue et la dureté peut encore augmenter. Les lames sont placées par paquets dans un système de presse qui permet de les maintenir serrées pendant le revenu et éventuellement de les redresser si l’opération de trempe les avait déformées.

Les lames sont maintenues à cette température pendant environ 2 heures. Elles peuvent être oubliées dans le four jusqu’au lendemain.

 

Le four électrique de revenu.

(Chazeau-Honoré)


Ces dispositions s’appliquent à des aciers dont la teneur en carbone n’est pas très élevée (0,6% de carbone). Les paramètres de trempe pour des aciers de cette nature n’ont pas besoin d’une grande précision. Une certaine approximation est tolérable pour obtenir un résultat satisfaisant.

Revenu de ressorts sur une plaque métallique portée au rouge. 

(Chazeau-Honoré)

Par contre, lorsqu’il s’agit d’aciers inoxydables ou à forte teneur en carbone, la coutellerie Chazeau a recours aux services d’un sous-traitant spécialisé dans le traitement thermique. Et c’est ce qui fait l’intérêt et l’importance d’un véritable bassin coutelier autour de Thiers, regroupant l’ensemble des opérateurs et spécialités concourant à la fabrication des objets tranchants. Les pièces à tremper n’ont pas un long trajet à accomplir. Elles sont transportées à deux  kilomètres de là, dans les établissements Morel Traitement Thermique.

 

Changement d’ambiance.

Nous quittons l’ambiance surchauffée et vulcanique du local de trempe de Robert Chazeau pour pénétrer dans un environnement industriel que, par comparaison, on pourrait qualifier d’aseptisé.

Ligne de traitement thermique sous atmosphère (Aciers inox). Chauffage électrique. Transport des pièces par tapis roulant. Longueur de la chaîne de trempe-revenu : 27 m 

(Morel Traitement Thermique)

Pas de flammes, pas de fumée, mais de longs alignements de machines carrossées, de grosses cuves orange ressemblant à des caissons hyperbares de recompression. L’histoire de Morel Traitement Thermique est celle d’une reconversion industrielle réussie. Dans la famille Morel, on est fabricant de mèches de tire bouchons depuis trois générations. Les années 2000 constituent un tournant pour beaucoup d’entreprises de coutellerie qui ont vu, peu à peu, nombre de marchés leur échapper du fait de la concurrence des pays à faible coût de production. Il devient évident que l’avenir du fabricant de tire bouchons est … bouché. Une opportunité d’évolution se présente sous la forme d’une chaîne de traitement thermique qui est toujours disponible chez le fabricant, l’utilisateur stéphanois auquel elle était destinée n’ayant pu trouver les marchés qui lui auraient permis de la rentabiliser. L’entreprise Morel avait déjà une expérience de la trempe qu’elle réalisait pour ses tire bouchons. La chaîne de traitement thermique est donc intégrée à l’entreprise, et l’opération se révèle assez vite tout à fait viable, les quantités à traiter sur le bassin thiernois étant suffisantes. La mutation est une réussite. Certes, la coutellerie ne fournit pas, à elle seule, une charge de travail suffisante mais elle constitue le point d’ancrage dans le bassin coutelier et la référence technique permettant d’attirer une clientèle industrielle plus large.

 

Une chaîne de traitement thermique sous atmosphère.

Cette chaîne est utilisée pour le traitement des aciers inoxydables.

C’est une longue enfilade de tapis de transport, de tunnels en inox, de fours, de tuyauteries diverses, sur une longueur de 27 mètres, le tout piloté par des armoires électrotechniques bardées de cadrans et de boutons, de manomètres.

Armoire de commande de la chaîne de trempe. Contrôle des températures et de l’injection des gaz inertes.

(Morel Traitement Thermique)

Un opérateur dispose les pièces à traiter sur un tapis de transport composé de mailles métalliques. Elles vont lentement disparaître à la vue, avalées par la bouche de la chaîne de traitement thermique. On les retrouvera une vingtaine de mètres plus loin en sortie de trempe avant qu’elles ne disparaissent à nouveau dans le four de revenu positionné à la suite.

Le tapis roulant métallique de la chaîne de trempe.

(Morel Traitement Thermique)

Entre temps elles vont transiter par le four de chauffe, puis la zone de trempe proprement dite où leur température va être abaissée rapidement dans une zone refroidie par une circulation extérieure d’eau. Le tunnel est continu, d’un bout à l’autre de la chaîne, les lames ne devant pas entrer en contact avec l’oxygène de l’air qui est une source d’oxydation. Pour ce faire, le tunnel est rempli d’une atmosphère composée d’un gaz inerte, l’azote et d’une faible proportion d’hydrogène, le mélange produisant une atmosphère réductrice (le contraire d’une atmosphère oxydante).  Pour faire barrage à la pénétration de l’air dans le tunnel de traitement on injecte sous pression de l’azote à l’entrée et à la sortie du tunnel, ce qui constitue une espèce de bouchon inerte s’opposant à l’entrée de l’air.

Début du tunnel de trempe. Tunnel continu d’un bout à l’autre de la chaîne de trempe, inerté à l’azote. 

(Morel Traitement Thermique)

 

Un travail en continu.

Les fours de la chaîne de traitement thermique, chauffés à l’électricité, ne sont jamais arrêtés pour éviter l’oxydation du tunnel de trempe. La remise en route après arrêt demanderait une phase de remise en état du tunnel beaucoup trop délicate et coûteuse. L’entreprise travaille donc en continu, avec trois équipes d’opérateurs, vacances comprises.

On comprend, dans ces conditions, que les quantités traitées sont importantes. Une ligne de traitement thermique peut traiter jusqu’à 16 000 couteaux en 8 heures de travail. Multiplié par 3 postes par 24 heures et sur une année on arrive à un total qui donne le tournis mais prouve bien qu’on est là dans une activité industrielle à grande échelle.

 

Le tunnel sort du four et pénètre dans la zone de refroidissement.

(Morel Traitement Thermique)


Des résultats contrôlés.

Avant de passer dans le four de revenu, un contrôle visuel est effectué en sortie de trempe et, si nécessaire, les grandes pièces qui peuvent avoir subi une déformation sont dressées par passage entre des rouleaux presseurs, un peu comme entre les rouleaux d’un laminoir.

Fin de la trempe. Le tapis sort de la zone de refroidissement. 

(Morel Traitement Thermique)

Mais les contrôles sont poussés bien au-delà de ce simple contrôle visuel.

Les clients peuvent spécifier les caractéristiques, de dureté en particulier, auxquelles la trempe doit parvenir. Ces caractéristiques vont déterminer, dans un premier temps, les paramètres du traitement thermique qui va être effectué : température de chauffe, vitesse de montée en température, paliers de température, vitesse de refroidissement … etc.

Et il faut ensuite contrôler que le résultat escompté est bien celui qu’on avait prévu. Pour ce faire, on va utiliser des instruments de mesure qui permettent de caractériser la dureté du métal. Le principe est assez simple. On applique une force étalonnée sur une très petite sphère[14] qui est en contact avec le métal, et on mesure sa pénétration dans le métal. La dureté est exprimée à l’aide d’une unité dénommée Rockwell (HRC). Dans le langage professionnel, on dit que la lame de couteau « bille » à 56, par exemple, ce qui est une bonne dureté pour une lame de couteau[15].

 

Les pièces passent du tapis de trempe au tapis du four de revenu.

(Morel Traitement Thermique)


Un suivi précis et une mémorisation des traitements.

Les chaînes de traitement sont munies de capteurs reliés à une salle de contrôle informatique. Chaque consigne est représentée graphiquement sur un écran et l’opérateur peut contrôler à chaque instant si les paramètres relevés sur la chaîne correspondent bien à la consigne. Et la précision est au degré près : lorsque la consigne prévoit une température de 503°, la température relevée est bien de 503°.

 

Matériel scientifique de mesure des résultats de traitement thermique. 

(Morel Traitement Thermique)

 

Pascal Morel devant le poste de contrôle informatisé des fours de traitement thermique.

Tous les lots ont ainsi une trace historique du déroulement du traitement. Ces informations sont conservées informatiquement pendant plusieurs années, ce qui permet, éventuellement, d’y revenir en cas de problème sur des pièces présentant un défaut (rupture accidentelle, corrosion …). Cet historique constitue une garantie pour le client et l’entreprise, même si, en matière de coutellerie, les conséquences ne sont pas les mêmes que sur une pièce industrielle.

 

Du plus simple …

Les fours sous atmosphère sont utilisés pour le traitement des aciers inoxydables de coutellerie mais Morel Traitement Thermique dispose également d’autres installations pour d’autres traitements ou d’autres pièces à traiter.

Les aciers au carbone sont traités selon une méthode assez proche de celle utilisée par Robert Chazeau dans son atelier. La différence réside essentiellement dans une automatisation du processus et une plus grande précision dans les températures mises en œuvre. Mais la trempe se fait aussi dans un bain d’huile. Les pièces à traiter sont disposées sur un plateau à secousses. L’avancement vers le four de trempe se fait, dans ce cas, non pas sur un tapis roulant mais en imprimant une secousse vers l’avant au plateau qui porte les pièces à tremper. Celles-ci sont projetées vers l’avant sur une petite distance (quelques centimètres) et progressent dans le four par petites secousses. C’est un four classique, sans apport de gaz inerte. Les pièces tombent ensuite dans un bac d’huile. Contrairement au four sous atmosphère dans lequel il n’y a pas d’oxydation, les pièces trempées à l’huile devront être débarrassées de leur calamine avant revenu. On les fait passer dans une machine à ultra-sons en présence d’un solvant pour les nettoyer.

Les aciers au carbone sont trempés à l’huile. Les pièces doivent être débarrassées de leur calamine dans une cuve à ultra-sons en présence d’un solvant. 

(Morel Traitement Thermique)

 

au plus sophistiqué.

La coutellerie a aussi besoin de pièces mécaniques, par exemple les matrices de découpage, les moules d’injection de matière plastique. De même, les objets tranchants ne se limitent pas aux seuls couteaux. Les robots ménagers, par exemple, ont des lames en rotation qui doivent être d’une grande dureté et irréprochables sur le plan sanitaire.

Morel Traitement Thermique réalise donc également des trempes sous vide dans des enceintes étanches. On crée un vide relatif dans ces enceintes à l’aide de pompes à vide ce qui élimine toute oxydation. Le refroidissement s’effectue, dans la même enceinte étanche,  grâce à un échangeur thermique refroidi à l’eau qui consomme 50 m3 d’eau à l’heure, eau recyclée bien entendu. Le revenu s’effectue également dans des enceintes étanches, sous vide.

 
Fours de trempe sous vide. Chauffage et trempe            Au premier plan un four de trempe sous vide.
dans une même enceinte.                                               A l’arrière-plan, 3 fours de revenu sous vide.
 (Morel Traitement Thermique)                                     (Morel Traitement Thermique)

Certaines pièces mécaniques nécessitent, en surface au moins, une dureté supérieure à celle qui peut être obtenue par la trempe. Ces pièces introduites dans un four en présence d’ammoniac vont se couvrir d’une très fine couche très dure[16], tout en conservant, à cœur, des caractéristiques mécaniques compatibles avec un usage sur des machines d’usinage par exemple. Mais, on n’est plus là dans le domaine de la coutellerie pure.

 

Comme on peut s’en rendre compte, la coutellerie, souvent considérée comme une activité artisanale très traditionnelle est entrée, en fait, de plain-pied, dans une ère technologique qui pourrait lui assurer un avenir sur un de ses territoires historiques de production.

L’esclave musclé, le bouc et le jeune garçon roux peuvent dormir tranquilles. Ils ne seront plus mis à contribution.

 

Michel FERVEL

 

 

 

 



[1] Acier semblable au damas

[2] Après l’aluminium.

[3] Dans les usages courants, en dessous de 0,025% de carbone, on parle de fer industriel.

[4] Certains aciers présentent  des concentrations de carbone supérieures. Ces aciers  ne sont pas obtenus par trempe mais par frittage (On chauffe une poudre, avec ou sans liant. En appliquant une pression très importante, les grains se soudent entre eux – Métallurgie des poudres)

[5] Les aciers damassés, Madeleine Durand-Charre, Mines Paris ParisTech – Les Presses, Ecole des Mines - Paris

[6] Voir diagramme de phase Fer- Carbone sur : couteliers.fr/trempeur.html

[7] Le cristal est composé d’un empilement d’atomes. En schématisant, ce sont des boules. En empilant des boules de billard, il y a des vides entre les boules (les atomes). Ce sont les espaces interstitiels dans lesquels viennent se loger les atomes de carbone, lesquels sont de petite taille.

[8] L’opération de trempe est réversible. Il est possible de reprendre toutes les opérations de trempe-revenu en re-chauffant l’acier déjà trempé à sa température d’austénitisation.

[9] Capacité d'un matériau à se déformer plastiquement sans se rompre.

[10] Perret, l’Art du coutelier, 1771

[11] Cette assertion peut paraître paradoxale, la chaleur ayant plutôt pour conséquence une dilatation du métal. Le chauffage, léger (vers 200°), va précipiter les petits grains de carbure de la martensite, libérant en quelque sorte de la place pour l’austénite qui va pouvoir se transformer en martensite lors de la trempe suivante.

[12] La fougère est toxique, cependant, et ne doit pas être donnée en quantités importantes aux animaux.

[13] M.H LANDRIN, Manuel du Coutelier, 1835, réédition Emotion Primitive, 2005.

[14] Cône de diamant à pointe arrondie sphérique de 0,2 mm

[15] Selon les aciers, on évolue, en gros, entre 50 et 60 HRC pour la coutellerie.

[16] Couche composée de nitrures de fer, d’où le terme de nitruration.